Hugh Segal: Quelques réflexions sur le rapport « Vers un Canada plus juste »

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Quand des conservateurs progressistes entendent dire que des chefs syndicaux, des économistes travaillant pour les syndicats, des universitaires ainsi que des politiciens réfléchis de la gauche (et les conservateurs progressistes croient qu’il y en a plusieurs) souhaitent s’organiser et se mobiliser afin de faire avancer la question de l’égalité, nous avons raison d’avoir un peu peur. Peur parce que leur objectif est souvent de créer des lois dont l’objectif est d’obtenir des résultats parfaitement égalitaires. Et nous avons peur aussi des polémistes d’extrême droite qui soutiennent que les résultats inégaux sont attribuables au fait que les gagnants ont travaillé plus fort, ont pris plus de risques, et ont plus de compétences et que, de toute façon, c’est comme ça que les marchés sont censés fonctionner, et ce même si plusieurs de ces gagnants sont des gagnants parce que leurs parents l’étaient également ou parce qu’ils étaient au bon endroit au bon moment. Ces deux biais rendent encore plus difficile la découverte de solutions réelles à l’inégalité.

Mettre l’accent sur les résultats inégaux ou affirmer que les gagnants de notre société sont les plus méritants est exactement la même chose que d’analyser l’impact du hockey pee-wee dans la vie des jeunes filles et des jeunes garçons en fonction du score finale de la dernière partie des éliminatoires de la LNH. Là où les politiques du gouvernement fédéral, des gouvernements provinciaux et des gouvernements municipaux peuvent avoir. Des gouvernements qui essaient de légiférer en matière d’égalité des résultats non seulement dépensent leurs ressources en vain, mais discréditent également la politique publique, qu’elle soit de gauche, de droite, ou centriste. La droite se discrédite en suggérant que les plus démunis ne travaillent pas assez fort; la gauche en attaquant les entreprises et ceux qui ont le mieux réussi.

Le courage et l’engagement de la part des secteurs publics et privés sont requis, et font cruellement défauts, à l’échelle des mesures concernant l’égalité des chances. C’est ici que tous les gouvernements des dernières quatre décennies, qu’ils soient de gauche, de droite, ou centriste, qu’ils se retrouvent à l’échelle fédérale ou provinciale, ont fait preuve d’une grande médiocrité. Ces gouvernements ont évité de prendre des risques, se sont montrés naïfs et prisonniers des idéologies rigides de la gauche et de la droite.

À ce sujet, avec quelques exceptions notables, les médias ont de temps en temps couvert l’enjeu, mais ils ne lui ont jamais accordé autant d’importance que, disons, au fameux verre de jus d’orange à 16 $. Le Crédit d’impôt pour enfants des années 1990, pour lequel l’Institut Caledon mérite au moins autant, sinon plus de crédit que les ministres fédéraux et provinciaux qui ont appuyé cette proposition, et qui était un pas modeste en avant, n’était pas suffisant pour faire une réelle différence dans les réalités auxquelles faisaient face les familles et des individus démunis au Canada. 

Depuis, l’expérience du programme MINCOME à Dauphin (Manitoba) dans le milieu des années 1970, et du Supplément du revenu garanti de Bill Davis pour les personnes âgées en Ontario, environ à la même époque, il y a eu très peu de courage ou d’innovation dans le domaine de la réduction de l’écart entre les pauvres et le courant économique dominant au Canada.

Voici des exemples de comment la médiocrité, la tiédeur et les œillères idéologiques nuisent à toute capacité de faire de réel progrès en matière d’égalité des chances :  

Exemple 1 :

Des souverainistes sociaux-démocrates du Québec ont introduit une loi sur le Revenu annuel garanti sous l’administration du Premier ministre Lucien Bouchard – mais son successeur, Bernard Landry, ne l’a jamais financé. Personne, soit de la gauche, de la droite ou du centre,  n’a présenté de mesure similaire. Danny Williams, l’ancien Premier ministre progressiste conservateur de Terre-neuve-et- Labrador, a augmenté le revenu de base des prestataires d’assurance-sociale juste au-dessus du seuil de pauvreté (ce qui est tout à son honneur) mais depuis, personne n’a rien tenté de tel. La majorité des Canadiens ne savent pas que tous les paiements d’assurance-sociale sont insuffisants pour permettre à une personne de s’élever au-dessus du seuil de pauvreté. Ils  semblent également peu se préoccuper de cette situation. La Prestation fiscale pour le revenu de travail de Jim Flaherty, introduite dans son premier budget, est un appui bien intentionné pour les travailleurs les plus démunis car elle leur permet de garder une plus grande partie de leurs revenus. Cependant, malgré toutes les bonnes intentions, elle n’est ni assez générale ni assez généreuse, et elle n’a pas permis de réduire significativement le nombre de Canadiens vivant sous le seuil de la pauvreté. Néanmoins, il est encourageant de noter que Jim Flaherty a reconnu que la pauvreté et les emplois à faible revenu sont interreliés et souvent paralysants.

Exemple 2 :  

Mes amis de la droite considèrent souvent qu’être pauvre est la même chose que d’être au chômage. Ils utilisent cet argument pour justifier leur refus d’offrir un plus grand appui à ceux qui ne travaillent pas. Des affirmations telles que : « il n’y a pas de mauvais emploi », ou « il ne faut pas encourager la paresse » semble en surface être relativement raisonnables, à la fois pour la droite et la gauche. Le problème, c’est que la grande majorité des gens vivant sous le seuil de la pauvreté occupent un emploi! Plusieurs ont même plus qu’un emploi à faible salaire. Ces emplois, parce qu’ils ne paient pas beaucoup et offrent peu de perspectives d’avenir et d’occasions de formation, sont, dans les faits, des mauvais emplois.

Personne ne serait prêt à nier que le travail apporte la dignité. Mais nier la futilité intrinsèque de la pauvreté et ses coûts massifs pour les familles et les communautés, et au final pour toute la société, est une victoire de la naïveté contre la raison. Croire qu’une société peut atteindre un haut niveau de liberté personnelle, de stabilité sociale et de réalisations individuelles et collectives alors que l’écart s’agrandit entre les riches et les pauvres revient à nier les réalités des familles et des communautés pauvres du Canada.

Et les pathologies créées par la pauvreté – les problèmes de santé, l’éclatement des familles, l’augmentation du taux de décrochage scolaire, les problèmes avec la police et les tribunaux, les niveaux élevés de dépendance aux drogues – entraînent une inégalité des chances pour les jeunes, alors qu’ils ont accès à une moins bonne éducation, à des emplois mal rémunérés et peu stables, et très peu de chance de transformer leur dur labeur en progrès social et économique pour eux-mêmes ou leur société. La droite doit donc cesser de recourir à son idéologie de « résultats justifiés » et plutôt se concentrer sur les endroits où l’inégalité des chances dilue notre force sociale et économique en tant que pays et société. La gauche devrait quant à elle laisser tomber l’idée « de dépenser plus et d’engager plus de fonctionnaires » comme une réponse unique à ce défi et aux autres problèmes sociaux.

Exemple 3 : 

Mes amis de la gauche confondent habituellement la protection des bons emplois syndiqués du secteur public avec la résolution des problèmes criants d’inégalité des chances. Toute mention d’un supplément de revenu de base automatisé basé sur les déclarations annuelles de revenus, comparativement à un programme de « soutien du revenu », « d’assurance-sociale » ou « d’Ontario au travail » basé sur l’étude des cas individuels enfreint le premier commandement de la gauche : protéger les emplois syndiqués à tout prix. Même si ce prix est l’échec d’un système d’aide sociale micro-géré et destructeur d’âme qui enferme les gens dans leur pauvreté, force les mères à négocier à travers une vitre de plexiglas pour obtenir assez de pension alimentaire pour nourrir ses enfants, et force à certains endroits les demandeurs d’aide sociale à regarder un vidéo leur expliquant pourquoi, finalement, ils ne devraient peut-être pas présenter une demande.

En 2009, lorsqu’il a témoigné devant un sous-comité du Sénat sur la pauvreté urbaine, le ministre ontarien responsable de l’élimination de la pauvreté de l’époque, Deb Matthews, a mentionné les quelques 800 règles actuelles dans le manuel d’administration du programme « Ontario au travail ». C’est un poids bureaucratique excessivement lourd, pour tout fonctionnaire, peu importe qu’il soit déterminé, syndiqué, empathique et bien payé. Ces fonctionnaires du système d’aide sociale ont bien plus de cas qu’ils ne peuvent en gérer.

Nous pouvons énumérer des causes de l’inégalité, parler des programmes sociaux complexes pas assez nombreux, de leurs objectifs, conceptions et mise en œuvre, et espérer qu’un millier de petits changements apportés à une centaines de programmes différents à trois niveaux de gouvernement puissent un jour aider. Ou nous pouvons choisir de nous attaquer sérieusement à la réduction de la pauvreté en se penchant sur la vraie nature de la pauvreté. Et cette nature, c’est l’argent.

Dix pour cent des Canadiens n’ont pas assez d’argent chaque mois pour payer leur logement, leur nourriture, leurs vêtements et leurs frais de transport. Il s’agit des éléments de base pour eux et leur famille. Ce pourcentage est encore plus élevé dans le Canada rural et chez nos Premières nations. Les nouveaux immigrants, légaux et travaillants, ainsi que les jeunes, sont représentés de manière disproportionnée au sein de la population sous le seuil de la pauvreté. Et la grande majorité des Canadiens pauvres travaillent. La paresse dans le monde de la pauvreté se retrouve chez les fonctionnaires, universitaires et analystes politiques qui refusent d’évaluer les coûts et de tester des programmes de supplément du revenu automatisé ou de revenu planché.

Il y a une universitaire très engagée et très importante, Dr. Evelyn Forget, qui n’a pas été paresseuse. Elle a étudié et étudie encore ce qui est arrivé avec l’expérience de MINCOME à Dauphin au Manitoba à la moitié des années 1970, lorsqu’un programme de revenu minimum garanti a été introduit sous le premier ministre Schreyer et le premier ministre fédéral Trudeau. Ses recherches, financées en partie par les Instituts de recherche en santé du Canada, ont démontré que le progrès MINCOME était très efficace et qu’un revenu garanti automatique dans cette petite communauté a permis de réduire, de manière considérable, les effets négatifs des  « déterminants sociaux de la santé ».  

Seulement 17 percent des résidants ont eu besoin d’un supplément de revenu. Les avantages, par contre, ont été ressentis dans l’ensemble de la population. Le Dr Forget a conclu que, durant la période où le programme MINCOME était en vigueur, les visites dans les hôpitaux, incluant les visites liées à des accidents de travail, de la violence domestique et des problèmes de santé mentale, ont diminué de plus de 8 pour cent. Selon ses calculs, une diminution de 8,5 pour cent des visites dans les hôpitaux aujourd’hui entraînerait des épargnes de 4 milliards de dollars annuellement pour les contribuables. En plus des résultats positifs du point de vue de la santé, le Dr Forget a conclu que les adolescents restaient également plus longtemps à l’école et que le niveau d’éducation dans la communauté de Dauphin a augmenté. Les adolescents n’avaient plus besoin de quitter l’école pour aider leur famille à payer leurs factures.

L’inégalité et la pauvreté sont des questions d’argent. La pauvreté a toujours existé et existera toujours. Toutes les pathologies négatives, incluant la violence familiale, les séparations, le décrochage scolaire, la criminalité chez les jeunes, les problèmes de santé, la dépendance aux drogues, et une espérance de vie plus courte sont en partie résorbées lorsque plus de gens vivent au-dessus du seuil de pauvreté. Nous pouvons avoir des conférences, des articles et des séminaires sur les nombreux déterminants de la santé. Certains sont du ressort des gouvernements, qu’ils soient de gauche, de droite ou centriste, et d’autres non. Ou, nous pouvons choisir de s’attaquer aux racines de la pauvreté, et non à ses résultats. Dans une certaine mesure, c’est ce que nous avons fait pour les aînés, en réduisant leur niveau de pauvreté de 30 pour cent à moins de 5 pour cent avec l’introduction du Supplément de revenu garanti, un supplément automatique de revenu basé sur les déclarations de revenus qui est né en Ontario et s’est étendu ensuite à l’ensemble du Canada. Nous devons maintenant faire la même chose pour tous ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté.

« L’inégalité » a été à la source d’innombrables suggestions de politiques et d’instruments qui sont, au mieux, périphériques. Nous devons maintenant utiliser la question de l’inégalité pour nous attaquer à la pauvreté une fois pour toutes. Pour la gauche, il s’agirait de faire de l’enjeu de l’égalité des chances une partie intégrale d’une politique d’éradication de la pauvreté basée sur le système fiscal. Pour la droite, il s’agirait d’une victoire économique efficace et non-bureaucratique faisant la promotion de la stabilité économique et d’une plus grande productivité

L’augmentation des impôts pour les riches comme une solution « fourre-tout » pour certaines personnes de la gauche produira une discussion sans fin sur qui sont les riches et qu’est-ce qu’un « revenu excessif ». Cette question n’est pas, pour les conservateurs progressistes, la meilleure façon d’augmenter les impôts. La question est de savoir comment on peut éradiquer la pauvreté, la manifestation la plus importante de l’inégalité et la plaie la plus dévastatrice pour notre société qui se veut juste et productive, de la manière la plus efficace. Le secteur public et le secteur privé, y compris les syndicats et les petites et grandes entreprises, peuvent travailler ensemble en ce sens.

Le défi n’est pas de créer de multiples nouveaux programmes ou des taxes pénalisantes.

Le défi est simple : déterminer un niveau de revenu de base, que les gens pourraient obtenir simplement en envoyant leur déclaration de revenus. L’aide sociale comme nous la connaissons serait mise de côté, libérant ainsi des centaines de millions de dollars pour les provinces, des millions qu’elles pourraient investir en éducation, soins de santé et dans la réduction de leur déficit. Modérer le taux d’imposition des Canadiens à revenus moyens et des petites entreprises serait possible. Les fardeaux de l’assurance-emploi, qui concerne la sécurité de revenu plutôt que l’assurance emploi elle-même, seraient mieux gérés et réduits.

La paralysie institutionnelle de la fonction publique et l’excès de préjugés de la droite et de la gauche ont jusqu’à présent empêché le Canada de se pencher sur se défi. Il est temps de changer cela.

Le Sénateur Hugh Segal, ancien vice-président du sous-comité sénatorial sur la pauvreté urbaine, fait la promotion d’un revenu annuel garanti depuis 1969.