Profitabilité dans le secteur de l’épicerie : Inflation, salaires et financiarisation

Sommaire à la direction

Le présent rapport se penche sur le secteur canadien de l'épicerie afin de mieux comprendre les facteurs à l’origine de la croissance des bénéfices du commerce de détail en alimentation et, qui donnent lieu par conséquent, à des prix des denrées alimentaires plus élevés dans les supermarchés. À l'heure actuelle, deux types de discours justificatifs dominent pour rendre compte de l’augmentation des bénéfices dans le secteur de l'épicerie. Le premier suggère que la croissance de la demande pendant la pandémie et la période post pandémique a entraîné des hausses des bénéfices. Cet argument ne résiste pas à l’analyse étant donné que le volume réel des ventes de denrées alimentaires a diminué depuis son pic en 2020.

Le second type de discours recourt à l'idée d'avidité inflationnaire – l'idée selon laquelle l'inflation est induite par les entreprises de l’alimentation qui utilisent l'inflation comme prétexte pour augmenter les prix et coincer en quelque sorte les consommateurs afin de réaliser des profits plus élevés. L'avidité inflationnaire est un terme analytique vague, mais l'idée essentielle selon laquelle l'inflation et les bénéfices augmentent simultanément est correcte. Pour en donner une définition plus précise et examiner les mouvements sous-jacents à l’oeuvre sur le marché, le présent rapport examinera le processus d'avidité inflationnaire à travers le « prisme de l'inflation » imputable au vendeur – un cadre d'analyse de la concurrence qui a retenu de plus en plus d'attention dans la période post pandémique.

Le présent rapport est parvenu à trois conclusions clés :

  • Les salaires réels dans le secteur de l'épicerie ont considérablement augmenté de 2018 à 2020, mais depuis lors, l'inflation a annulé ces gains, ramenant les salaires au niveau de 2018. La baisse des salaires réels a été accompagnée d'une augmentation des bénéfices des sociétés de vente au détail dans le secteur alimentaire.
  • La dynamique entre l'augmentation des prix, la diminution des salaires et la croissance des bénéfices est conforme à l'inflation induite par les vendeurs, car les prix et les bénéfices ont augmenté parallèlement à la diminution des salaires.
  • Le secteur de l'alimentation au détail est - même avant le début de l'inflation imputable au vendeur - concentré. Cependant, une analyse approfondie des conditions de la concurrence dans ce secteur permet de constater que le simple démantèlement des grandes entreprises n'aura pas nécessairement d'incidences sur les salaires ou les prix si l’on ne s'attaque pas aux bénéfices exceptionnels et à la financiarisation.

Reconnaissant qu’une dynamique de l'inflation imputable aux vendeurs existe bel et bien, voici trois recommandations qui peuvent être mises de l’avant pour aider les travailleurs du secteur de l'alimentation au détail dans leur lutte pour obtenir de meilleurs salaires réels, tout en assurant la stabilité ou la diminution des prix de détail pour les consommateurs de denrées alimentaires :

  • L’imposition de taxes sur les bénéfices exceptionnels peut être utilisée pour réduire les incitations à faire des profits excessifs. Cela pourrait avoir pour effet de plafonner les bénéfices que les détaillants de l'industrie alimentaire peuvent réaliser, les incitant ainsi à réduire les prix ou à augmenter les
  • Les contrôles des prix dans des secteurs d’importance systémique peuvent servir de mécanisme d'urgence pour stabiliser les prix en période de crise d'approvisionnement. Ces contrôles devraient être intégrés à la boîte à outils du gouvernement fédéral pour atténuer l'inflation induite par les
  • Le renforcement du syndicalisme permet de garantir que lorsque des bénéfices exceptionnels sont réalisés dans un contexte inflationniste, les travailleurs reçoivent un salaire équitable.

Ensemble, ces recommandations visent à renforcer le pouvoir des syndicats et à atténuer les hausses de prix soudaines et les bénéfices excessifs.

 Introduction : Inflation induite par les vendeurs 

Bien que la théorie économique orthodoxe mette généralement l'accent sur le rôle de la main-d’oeuvre dans la survenue de l'inflation, en faisant notamment ressortir les attentes en matière d'emploi et la croissance des salaires comme sources d'augmentation des prix, ce schéma ne se vérifie pas nécessairement dans le secteur de l'épicerie au Canada à partir de 2020. Au contraire, comme le souligne un rapport publié en 2023 par le Centre canadien de politiques alternatives, les données mesurant la croissance économique de cette période, à l'exclusion des exportations, indiquent que les recettes provenant de l'augmentation des prix ont été affectées aux bénéfices et non aux coûts liés à la main-d'œuvre.

« L'inflation induite par les vendeurs » est une théorie économique de l'inflation qui met en évidence la relation entre les salaires, les profits et l'inflation. Il s'agit d'une théorie dynamique qui s’inspire de la pensée économique du milieu du XXᵉ siècle, que l’on appelle  « âge d'or du capitalisme ». L'inflation induite par les vendeurs soutient que lorsque les coûts des entreprises augmentent en raison d'un « choc d'approvisionnement », tel qu'un confinement lié à une pandémie ou un blocage dans l'acheminement des marchandises, les hausses de prix peuvent être répercutées sur les consommateurs soit à la valeur nominale, soit au moyen d'une augmentation du « taux de marge ».[1] Il en résulte une augmentation de la profitabilité des entreprises parallèlement à une diminution des salaires réels des travailleurs. Cela peut, au bout du compte, conduire à une inflation conflictuelle lorsque les travailleurs tentent d'obtenir des augmentations de salaire pour compenser les pertes subies tout au long du processus. Toutefois, en réponse aux demandes d’augmentation des salaires, les entreprises peuvent augmenter encore leurs prix pour protéger leurs marges bénéficiaires et normaliser le nouveau niveau de profits élevé hérité du  choc d'approvisionnement précédent.

L’approche de l'inflation induite par les vendeurs prévoit trois stades : 1) le stade initial au cours duquel les chocs de coûts se produisent; 2) le stade de la propagation/amplification où les augmentations des prix de production sont soit répercutés sur le consommateur, soit augmentés au-delà du niveau de répercussion; et 3) le stade du conflit où les travailleurs négocient des augmentations de salaire pour compenser la baisse de leur pouvoir d'achat réel.

Pour évaluer si ce cadre s'applique au secteur canadien de l'épicerie de détail, il convient de tenir compte de deux facteurs pertinents.

D'abord, il faut déterminer s'il y a des chocs d'approvisionnement se répercutant sur les coûts qui ont fait augmenter les prix tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Pour le secteur de l'épicerie, les deux facteurs les plus directement pertinents sont les chocs des prix de l'énergie et les chocs des prix de la production alimentaire.

En second lieu, il faut déterminer les mouvements des salaires, des prix et des bénéfices. Pour confirmer que l'inflation induite par les vendeurs existe bel et bien, il faut observer une diminution des salaires réels parallèlement à une augmentation à la fois des prix et des bénéfices.

Pour analyser ces mouvements, nous pouvons déterminer les deux premiers stades de l'inflation induite par les vendeurs et ainsi élaborer un cadre d'analyse des motivations sous-jacentes à l'inflation imputable aux vendeurs, ainsi que des changements réglementaires et autres politiques publiques susceptibles de faciliter les augmentations de salaire et l'abordabilité en réponse à cette inflation. Étant donné que la situation qui prévaut à la fin de 2023 représente un stade de conflit où les travailleurs revendiquent des salaires équitables dans le secteur de l'épicerie, l'analyse et les implications des augmentations de salaire réelles constituent une préoccupation immédiate.

1. Prix des chaînes d’approvisionnement alimentaires et le stade initial de l’inflation

Le stade initial de l'inflation imputable aux vendeurs est déclenché par un choc de prix initial négatif, tel qu'un blocage de la chaîne d'approvisionnement occasionné par une pandémie de COVID-19, qui augmente le prix des intrants industriels, tels que le coût de production, ce qui amène les entreprises à réagir en augmentant leurs prix pour les consommateurs.

L’examen des hausses de prix récentes par rapport à la période précédant la pandémie permet de relever quatre grands chocs de prix à partir de 2020 : i) les coûts liés au changement climatique; ii) les goulets d'étranglement dans la chaîne d'approvisionnement; iii) l’invasion russe de l’Ukraine; et iv) la spéculation dans le secteur de l'énergie.

i. Changement climatique

Le changement climatique est un facteur décisif dans la production de produits agricoles de base. Bien que les entreprises agricoles aient cherché à se prémunir contre les conditions météorologiques depuis la « révolution verte » de la technologie agricole tout au long du XXᵉ siècle, le système alimentaire mondial reste tributaire de l'environnement naturel de croissance.[2] Au cours des dernières années, les événements liés aux changements climatiques ont réduit les rendements des produits agricoles. Une récente étude du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a montré qu’il existait un lien étroit entre le changement climatique et la réduction des rendements des cultures. Les effets du changement climatique sur l'approvisionnement alimentaire mondial incluent la réduction des terres arables, l'augmentation de l'ozone de surface, le réchauffement des océans qui se répercute sur l'approvisionnement en poissons, et le réchauffement qui réduit la qualité des sols. De plus, étant donné l'augmentation des températures à l'échelle mondiale, il est nécessaire de réduire les heures de travail viables. Le danger de travailler par temps chaud a entraîné une augmentation de la mortalité des travailleurs agricoles à l'échelle mondiale, et la réduction nécessaire du temps de travail a des incidences négatives sur les rendements.

Le problème du changement climatique est tellement grave que, au cours des trois dernières années, toutes les saisons de croissance en Amérique du Nord ont été durement touchées. En 2020, le Nord-Est, le Mid-Ouest et l'Ouest des États-Unis ont subi les pires sécheresses du XXIᵉ siècle, le Pacific Institute affirmant que 70 % de l'Ouest des États-Unis a été confronté à une grave sécheresse cette année-là. Les sécheresses ont ensuite eu des répercussions négatives sur les rendements des cultures au Canada et au Mexique à l'été 2021. Plus récemment, les conditions de sécheresse ont favorisé le déclenchement d’incendies de forêt massifs au Canada, qui ont eu des conséquences négatives sur les conditions de croissance, rasant les récoltes, augmentant les niveaux d'ozone, forçant les travailleurs à évacuer et détruisant les intrants.

Une récente évaluation des effets de la sécheresse menée par Agriculture et Agroalimentaire Canada a indiqué qu'en 2023, les conditions de sécheresse avaient eu des effets négatifs sur les conditions de croissance dans l'Ouest du Canada, l'Alberta ne recevant que 40 à 60 % de ses précipitations normales, et Lethbridge recevant précisément moins de 40 % des précipitations normales. Ces effets du changement climatique ont donné lieu à des projections de rendements médiocres pour les saisons de croissance, ce qui devrait continuer à se répercuter sur les prix des denrées alimentaires à long terme.

ii. Goulots d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement

Le transport maritime international joue un rôle essentiel dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire mondiale. À tous les niveaux de la production et de la vente au détail, le transport, à la fois entre les entreprises et en leur sein, permet aux opérations et aux échanges multinationaux d’exister, et toute interruption peut avoir de graves conséquences économiques. Lors du blocage du canal de Suez en 2020, des échanges commerciaux d’une valeur estimée à 9,6 milliards de dollars américains ont été bloqués jusqu'à ce que ce goulot d'étranglement soit éliminé.

La pandémie COVID-19 a également entraîné d'importants problèmes dans la gestion de ces chaînes d'approvisionnement essentielles. Les fermetures de centres de production et de transformation ont entraîné des retards dans l’expédition et la logistique de production. Ce phénomène s'est produit à la fois au sein de l'industrie alimentaire elle-même et dans des industries connexes, telles que la fabrication d'intrants et la production d'énergie. La baisse de la productivité du transport maritime a fait augmenter les coûts, tout comme pendant les premiers temps de la pandémie. Bien que les goulots d'étranglement se soient résorbés au fil des ans, le transport maritime canadien demeure médiocre, les principaux ports que sont Prince Rupert, Halifax, Montréal et Vancouver, étant tous au dessous de la moyenne pour ce qui est de l'efficacité du temps d'attente des navires dans les ports. Des problèmes dans les opérations de la chaîne d'approvisionnement perdurent, bien que des améliorations aient été apportées grâce à l'assouplissement des restrictions liées à la COVID.

iii. L’invasion russe de l’Ukraine

Pendant l'invasion russe de l'Ukraine en 2022 dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne en cours, les prix des matières premières ont augmenté de manière spectaculaire. Cette phase récente du conflit a contribué à déstabiliser deux des plus importants exportateurs de matières premières agricoles au monde. Ensemble, la Russie et l'Ukraine représentent 12 % des calories échangées, dans le monde. Le conflit armé en cours exerce une pression considérable sur la capacité de ces pays à s’engager dans le commerce et la production nécessaires au maintien de la sécurité alimentaire mondiale. Bien qu'à l'échelle régionale, l’approvisionnement alimentaire canadien ne soit pas menacé, la guerre russo-ukrainienne menace l'accessibilité des denrées alimentaires à l’échelle mondiale, venant s'ajouter aux pressions inflationnistes dans les épiceries.

Outre qu'elle est un producteur de céréales, la Russie est également le plus grand exportateur mondial d'engrais prêts à l'emploi et un intermédiaire en matière d’engrais. Les réductions de l'offre d’engrais peuvent exercer une pression sur les cycles de croissance, ce qui augmente les coûts des intrants pour les producteurs de denrées alimentaires. Bien que le secteur agricole russe, y compris les intrants, soit exempté des sanctions, de fortes réticences à faire des affaires avec la Russie persistent. Les restrictions bancaires, la crainte de répercussions politiques et financières des sanctions futures, ainsi que la peur des problèmes de relations publiques et internes ont entraîné une réduction des exportations russes.

L’Ukraine est un grand exportateur de blé, de maïs, d'orge et d'huile de tournesol. Dans les trois années ayant précédé la guerre, l'Ukraine a été à l'origine de 10 % des exportations mondiales de blé et de 15 % des exportations mondiales de maïs. Cependant, depuis le début de la guerre, les infrastructures agricoles ont subi des destructions estimées à  6,6 milliards de dollars américains, ce qui a conduit le gouvernement ukrainien à estimer le manque à gagner à 34,25 milliards de dollars américains. Cette situation pose d’autant plus problème que l'Ukraine est reconnue comme un exportateur de blé à faible coût, ses coûts de production plus bas lui permettant de rivaliser sur les marchés sensibles aux prix et de faire baisser les prix du blé à l’échelle mondiale.

Au début de l'invasion, les efforts déployés par les Nations Unies pour éviter les problèmes d'approvisionnement alimentaire à la faveur de l'initiative « céréalière de la mer Noire » semblaient couronnés de succès. Il s’agit d’un accord entre la Russie, l'Ukraine et la Turquie qui permettait le maintien de certaines expéditions maritimes à travers la mer Noire. Cependant en juillet 2023, l'initiative a touché à sa fin et les parties n'ont pas réussi à la renouveler. En l'absence de renouvellement de cet accord, de nouvelles perturbations des exportations alimentaires et d'engrais en provenance de la Russie et de l'Ukraine pourraient continuer à se répercuter sur les coûts de production des denrées alimentaires à l’échelle mondiale.

 

iv. Inflation dans le secteur de l'énergie

La hausse mondiale des prix de l'énergie tout au long de la période postérieure à 2020 a été un autre facteur de poids de l'inflation. Après avoir atteint en 2020 leur niveau le plus bas en dix ans, les prix de l'essence ont augmenté de manière constante tout au long de l'année 2021, un pic ayant été enregistré en 2022 en raison de l'invasion russe de l'Ukraine. Cette évolution était en partie prévisible compte tenu de l'importance de la Russie et de l'Ukraine en tant qu'exportateurs d'énergie. La guerre a doublé les dépenses énergétiques moyennes des ménages dans le monde.

La hausse des prix de l'énergie ne peut toutefois être attribuée uniquement à des chocs négatifs au niveau de l’offre. Le secteur de l'énergie est hautement concentré, et la hausse des prix de l'énergie s'est également caractérisée par une augmentation des bénéfices de l'industrie de l'énergie, du pétrole et de l'exploitation minière. Une analyse menée au Canada au début de 2023 montre que la plupart des augmentations des prix de l'énergie induites par la pandémie au Canada ont alimenté les bénéfices, plutôt que d'augmenter les salaires de la main-d'œuvre en raison d’une plus grande productivité. Cela indique que les prix ont probablement été poussés à la hausse non seulement par l'augmentation des prix mondiaux, mais aussi par l'augmentation des marges bénéficiaires du secteur de l'énergie.

Il en résulte une augmentation des bénéfices du secteur énergétique parallèlement à une hausse générale des prix dans l'ensemble de l'économie. L'énergie n’est pas seulement importante en tant que coût de détail direct, mais aussi pour la production et le transport de la chaîne d'approvisionnement. Cela crée un problème parallèle, qui n’est pas sans rappeler les problèmes vécus lors de la flambée des prix des denrées alimentaires. Les problèmes éprouvés lors de la flambée des prix alimentaires au milieu des années 2000, où l'augmentation des prix du pétrole brut a été un facteur décisif de la crise alimentaire qui a précédé la Grande récession.[3]

Graphique 1 – Prix de détail moyens mensuel, essence et mazout, Canada 2010-2023

Statistique Canada. Tableau 18-10-0001-01 Prix de détail moyens mensuel, essence et mazout, par géographie

Comme plusieurs exemples le montrent, divers chocs d'approvisionnements mondiaux et nationaux ont entraîné la hausse des prix des intrants du secteur de l'épicerie, tels que la production alimentaire et les chaînes d'approvisionnement. Une série d'événements échappant au contrôle immédiat des détaillants en alimentation ont en effet augmenté les prix de leurs intrants, mais l'effet de ce processus est lié à l'approche de l'inflation imputable aux vendeurs dans la mesure où ces coûts sont répercutés sur les consommateurs sous forme de prix de détail plus élevés, alors que les salaires réels stagnent pour leur main-d'œuvre.

2. Salaires, prix et bénéfices : « stade d’amplification et de propagation »

Étant donné l'existence de chocs négatifs, il est nécessaire d'examiner les données empiriques sur les mouvements des salaires, des prix et des bénéfices qui font suite à ces événements. Dans le cas de l'inflation imputable aux vendeurs, les données relatives au secteur de l’épicerie de détail indiqueraient une augmentation des prix et des bénéfices parallèlement à une baisse des salaires.

L’inflation a abouti à une recomposition de la distribution des revenus des entreprises du secteur de l’alimentation au détail (la répartition des revenus entre le travail et le capital), où il y a eu diminution de la part des revenus du travail parallèlement à une augmentation des prix de détail et des marges bénéficiaires. Si l’on examine les données sur les salaires dans le secteur de l’alimentation au détail au cours des deux dernières décennies, il ressort clairement que les gains de salaires réels réalisés dans l'ensemble du Canada dans les années précédant le choc d'approvisionnement lié à la pandémie ont depuis lors été annulés par l'augmentation des prix. Les gains réalisés à la faveur de luttes syndicales, telles que les négociations et les augmentations du salaire minimum, par exemple, les augmentations substantielles du salaire minimum en Colombie-Britannique dans le cadre de la stratégie d'indexation à l'inflation du salaire minimum du gouvernement provincial du NPD, ont été annulés par la flambée de l'inflation de 2022-2023.

Si l’on examine les salaires en dollars canadiens de 2023, les salaires moyens de l'industrie à l’échelle nationale sont passés de 19,70 $/heure à 21,50 $/heure en 2020. Il s’agit d’une rupture par rapport à la décennie et demie précédente, puisque les gains salariaux réels obtenus au cours de cette période ont été multipliés par deux. Le chiffre de 2020 a été établi en partie grâce aux pressions fructueuses exercées par les syndicats en faveur des augmentations de 2,00 $/heure du « salaire des héros », qui ont temporairement augmenté les salaires horaires des travailleurs essentiels jusqu'à ce que les détaillants en alimentation reviennent sur ces augmentations, déclenchant un scandale national de fixation des salaires et des modifications législatives visant à cibler la fixation des salaires. Cependant, au cours des deux années suivantes, les salaires ont régressé à 19,61 $/heure, éliminant les gains salariaux obtenus de haute lutte, comme le montre le graphique 2 sur les salaires réels selon l’année.

Graphique 2 – Salaires réels dans le secteur de l’épicerie au Canada, 2001-2022

Statistique Canada. Tableau 14-10-0209-01  Rémunération horaire moyenne (incluant le temps supplémentaire) des employés à salaire fixe, selon l’industrie, données mensuelles non désaisonnalisées.

Parallèlement, les marges bénéficiaires nettes des magasins d'alimentation et de boissons (définies comme le revenu net/le revenu total) sont passées de 1,79 % au premier trimestre 2018 à 3,27 % au quatrième trimestre 2022, soit une augmentation de 82,68 % des marges bénéficiaires nettes. Bien que les rapports axés sur les consommateurs, tels que le rapport sur les prix des denrées alimentaires dans les épiceries préparé pour le Comité permanent de l'agriculture et de l'agroalimentaire, ait donné lieu à la remarque selon laquelle cette augmentation de la profitabilité pourrait résulter d'une augmentation des prix des articles non alimentaires à marge bénéficiaire plus élevée, ce type d’explication passe sous silence l'augmentation de la profitabilité découlant d'une baisse des salaires réels.

Le graphique 3 montre la relation qui existe entre les salaires du secteur de l'alimentation et les marges bénéficiaires nettes. Le graphique 4 met en lumière la tendance à long terme des marges bénéficiaires nettes des sous-secteurs, ces dernières années étant caractérisées par des marges bénéficiaires nettes historiquement élevées.

Graphique 3 – Magasins d’alimentation et de boissons : Salaires réels annuels ($ CAD 2023) par opposition au taux annuel des bénéfices des entreprises au Canada, 2018-2022

Statistique Canada. Tableau 14-10-0209-01  Rémunération horaire moyenne (incluant le temps supplémentaire) des employés à salaire fixe, selon l’industrie, données mensuelles non désaisonnalisées; Statistique Canada. Tableau 18-10-0004-13  Indice des prix à la consommation selon le groupe de produits, données mensuelles, variation en pourcentage, non désaisonnalisées, Canada, provinces, Whitehorse, Yellowknife et Iqaluit; Statistique Canada. Tableau 33-10-0225-01  Éléments du bilan et de l’état des résultats trimestriel ainsi que certains ratios, selon les branches d’activité non financières, données non désaisonnalisées (x 1 000 000).

Graphique 4 – Profit moyen trimestriel des magasins d’alimentation au Canada, 2010-2023

Statistique Canada. Tableau 33-10-0225-01  Éléments du bilan et de l’état des résultats financiers trimestriel ainsi que certains ratios, selon les branches d’activité non financières, données non désaisonnalisées (x 1 000 000)

3.   Analyse du « stade du conflit » : part des salaires/part des profits

Cette hausse rapide des bénéfices et cette baisse des salaires réels peuvent être analysées à l’aide d’une approche fondée sur le partage des salaires. Avec une équation simplifiée de partage des profits, il est évident que l'inflation a pour effet de faire baisser les salaires réels, les marges étant stables et les coûts des matériaux à la hausse.

Si ps représente la part des bénéfices, m le taux de majoration et j les coûts unitaires des matériaux/les coûts unitaires de la main-d’œuvre, alors une équation post-keynésienne simplifiée des bénéfices illustre cette dynamique.

À taux de majoration constant, une augmentation relative des coûts unitaires des matériaux par rapport aux coûts unitaires de la main-d'œuvre entraînera toujours une augmentation des marges bénéficiaires unitaires. Ainsi, les variations des marges bénéficiaires nettes de 2021-2022 ont été principalement réalisées aux dépens des salaires réels. Selon l'économiste Jim Stanford, au début de 2003, « les données confirment que les bénéfices globaux ont doublé par rapport aux normes en vigueur avant la pandémie ».

Les profits dans le secteur de l'alimentation au détail sont donc autant une question de main-d'œuvre que de consommateurs à la caisse. Certains commentateurs affirment qu'une augmentation de 10 % des salaires des employés d'épicerie nécessiterait des licenciements pour éviter une augmentation des prix de détail. Un tel argument repose toutefois sur le fait que le modèle d’entreprise de l’épicerie de détail, qui consiste à des ventes à volume élevé à faible marge, va à l'encontre des augmentations de salaire. Les tendances quant aux bénéfices réalisés à partir des salaires au cours des dernières années montrent que des pressions sont exercées sur la main-d’œuvre de manière à ce que les salaires réels accroissent la profitabilité. Les points de vue qui préconisent des suppressions d'emplois en période de prix élevés découlent de théories économiques traditionnelles qui échouent fondamentalement à saisir la micro-dynamique des entreprises. Une augmentation des salaires n'implique pas nécessairement une augmentation parallèle des prix de détail, comme en témoigne la période de 2018 à 2020, où les prix ont augmenté au rythme de l'inflation, en même temps que les salaires réels ont augmenté. Une augmentation des salaires peut se produire parallèlement à une baisse des bénéfices ou à une augmentation à long terme de l'efficacité du processus de travail.

Depuis l'avènement du mouvement syndical industriel moderne lors de la révolution industrielle, on a recouru à des campagnes de peur affirmant que l’augmentation des salaires entraînerait systématiquement des hausses de prix.  Invoquer la hausse des prix des denrées alimentaires peut servir à dissuader le public de soutenir des hausses salariales des employés d’épicerie – une préoccupation raisonnable compte tenu de la rapidité avec laquelle la hausse des prix à l'épicerie s’est traduite par des difficultés financières pour les Canadiens de la classe ouvrière; une augmentation importante du recours aux banques alimentaires et une plus grande insécurité alimentaire ayant été observés. La « spirale salaire/prix » souvent évoquée, dans laquelle le coût élevé de la vie pousse les travailleurs à exiger des salaires plus élevés, entraînant une hausse de prix, est généralement utilisée dans les discours qui s'opposent à l'augmentation des salaires pour alléger les pressions inflationnistes sur l'abordabilité.

L'inflation n'est pas un phénomène naturel et prédéterminé, existant dans un vide abstrait et destiné à se manifester lorsque les travailleurs tentent d'améliorer leurs conditions. Il s'agit d'une stratégie de fixation des prix définie par les entreprises, et conçue pour augmenter la profitabilité aux dépens des travailleurs et des consommateurs. Les hausses de prix reflètent cette volonté de maximiser la profitabilité en réduisant les coûts de la main-d'œuvre. Cela est particulièrement vrai après des périodes de forte syndicalisation où les profits ont été limités en faveur des salaires. Les entreprises peuvent de leur propre chef réduire leurs marges bénéficiaires nettes pour permettre des augmentations salariales plus importantes, ce qui augmente la part des revenus du travail. Et simultanément, des changements réglementaires peuvent modifier les conditions de la concurrence de sorte que les entreprises puissent resserrer plus facilement leur emprise sur les travailleurs et les consommateurs, encourageant ainsi les syndicats à obtenir des augmentations salariales pour les travailleurs.

 

Cette approche doit être utilisée avec prudence dans le secteur canadien de l’épicerie. Les marges bénéficiaires nettes actuelles des magasins d'alimentation et de boissons dépassent les niveaux historiques et les normes mondiales. Les marges bénéficiaires nettes des grandes entreprises du secteur de l'alimentation se situent généralement entre 1 % et 3 %.[1] L’augmentation actuelle des bénéfices du secteur de l'alimentation au Canada dépasse la limite supérieure de la norme du secteur. Toutefois, comme le montrent les gains réalisés par les travailleurs avant la pandémie de COVID-19, cette évolution favorable des bénéfices en tant que part des revenus de l'entreprise n'est pas inévitable. Il existe un compromis entre les travailleurs, les consommateurs et les bénéfices des entreprises. Des augmentations de salaire et des baisses de prix peuvent se produire si elles sont accompagnées d'une diminution des marges bénéficiaires nettes.

 

L'augmentation des salaires réels est aujourd’hui une préoccupation particulièrement importante dans le secteur de l’épicerie. La crise du coût de la vie qui frappe depuis longtemps les travailleurs canadiens a été exacerbée dans la période postérieure à 2020. En réaction à l'inflation et à la baisse des salaires réels, deux ménages sur cinq puisent dans leurs économies ou font appel aux lignes de crédit pour subvenir à leurs besoins. Cela est particulièrement vrai pour les travailleurs à faibles revenus dans les grands centres urbains. À Toronto, le fardeau financier lié au logement - qui représente un ratio de plus de 50 % par rapport au revenu - est associé à une diminution du bien-être matériel. [2]

C’est le moins qu’on puisse dire étant donné que la baisse des salaires réels s’accompagne d’une augmentation réelle des loyers et des prix du logement, une augmentation de 1,8 % des loyers mensuels au Canada ayant été enregistrée en juillet 2023 seulement. Conjugué à d'autres besoins de subsistance inélastiques, tels que l'augmentation de 19,6 % des coûts des denrées alimentaires entre 2020 et 2023, le stress économique des ménages canadiens est un problème grave. La situation est devenue tellement préoccupante que 25 % des Canadiens ne sont pas en mesure de faire face à une dépense inattendue de 500 $.

Conflit – causes : Concurrence et financiarisation

Si le processus d'inflation imputable au vendeur est clair pour ce qui est des conditions préalables (stade initial) et des résultats (propagation), ces hausses de prix posent un problème sur le plan théorique, à savoir comment les entreprises ont-elles pu augmenter leurs prix?

Les explications à ce sujet font généralement appel à des problèmes de concurrence, comme le montre l'étude de marché réalisée par le Bureau de la concurrence afin d’examiner le niveau de la concurrence. Les théories économiques classiques concernant la concurrence ne parviennent pas à expliquer l'épisode actuel d'inflation. Comprendre i) la concurrence, ii) la financiarisation et iii) leurs incidences sur le travail peut aider à saisir plus globalement le stade actuel du conflit lié à l'inflation imputable aux vendeurs.

i. Idées concurrentes quant à la concurrence

Il importe de comprendre comment fonctionne la concurrence dans le secteur de l'épicerie pour déterminer si un changement quant au nombre d'acteurs du secteur entraînerait des modifications dans la dynamique concurrentielle. Au Canada, le rapport publié en 2023 par le Comité de l'agriculture de la Chambre des Communes sur l'abordabilité des denrées alimentaires a recommandé de renforcer les pouvoirs du Bureau de la concurrence afin de garantir la concurrence dans le secteur de l'épicerie. Cependant, même un milieu fortement concurrentiel ne conduit pas nécessairement à des résultats socialement souhaitables, tels que des prix plus bas et des salaires plus élevés.

Dans la pensée économique orthodoxe, on suppose que la concurrence découle de la quantité d'entreprises présentes sur un marché donné. Dans cette optique, les industries concentrées représentent un écart par rapport à un état de « concurrence parfaite », transformant les entreprises d’entités contraintes à accepter les prix et réagissant aux variations de l'offre et de la demande, en des entités fixant les prix à mesure que leur pouvoir de marché augmente. Cela permet aux entreprises de fixer les prix à des niveaux supérieurs à ceux de la concurrence et de générer ainsi des profits excédentaires jusqu'à ce que la demande change.

Un tel point de vue diffère considérablement des théories plus récentes sur la concurrence, qui postulent que des choix stratégiques sont faits dans le but de réaliser des profits. Selon cette optique, toutes les entreprises fixent effectivement leurs prix dans l'intention d'obtenir des effets différents à la fois sur la profitabilité à court terme et sur la structure du marché à long terme. L'économiste du travail Howard Botwinick décrit brièvement en quoi consiste cette différence :

Lorsque les dirigeants d'entreprises parlent d'un marché hautement concurrentiel, ils entendent par là souvent un marché où chaque entreprise est parfaitement consciente de sa rivalité avec quelques autres et où la publicité, le style, l'emballage et d'autres astuces commerciales de ce genre sont utilisés pour attirer des clients. En revanche, la caractéristique fondamentale de la concurrence parfaite selon l'économiste est son impersonnalité. En raison du grand nombre d'entreprises présentes dans un secteur, aucune entreprise ne considère une autre comme un concurrent.[1]

Contrairement à cette « théorie quantitative de la concurrence », la théorie classique de la concurrence - plus ancienne - a connu un regain d'intérêt pour expliquer l'inflation actuellement observée dans le secteur de l'alimentation. La théorie classique de la concurrence ne se concentre pas sur la quantité d'entreprises uniformes dans un marché donné, elle reconnaît plutôt que les entreprises d’un secteur donné sont diverses quant à leur structure de coûts (c.-à-d. que certaines entreprises produisent à des coûts inférieurs à d'autres), tout en reconnaissant que les entreprises ne se contentent pas de se livrer concurrence au sein de leur secteur, mais qu'il existe aussi une concurrence entre les secteurs d’activité.

En ce qui concerne les structures de coûts, différentes entreprises au sein d’un même secteur produisent les mêmes biens et services à des coûts différents. Il s'agit d'un fait largement reconnu dans les écrits de nature économique et commerciale, où différentes stratégies de tarification sont élaborées en réponse aux différents coûts de production des entreprises.

La tendance générale qui se dégage est que les entreprises à faibles coûts fonctionnent avec une marge bénéficiaire plus élevée, car elles peuvent soit fixer des prix inférieurs à ce que d'autres entreprises sont en mesure de soutenir, soit jouir d’une marge bénéficiaire plus élevée en maintenant des prix plus élevés. Les structures de coûts ne sont toutefois pas statiques, mais plutôt dynamiques. Elles peuvent évoluer au fil du temps en réponse à différentes conditions et stratégies, et pour demeurer concurrentielles au sein d'un secteur, les entreprises doivent continuellement investir dans la réduction de leurs coûts.

ii. Financiarisation de la concurrence

Cette forme de concurrence peut conduire à une différenciation des marges bénéficiaires au sein d'un secteur; mais elle crée également un processus d’uniformisation des taux de profit entre les secteurs. Elle y parvient grâce à la relation entre la production et la finance. En effet, la source de la concurrence n'est pas la quantité d'entreprises, mais plutôt la fluidité de la finance. [2]

Comme l'objectif de la concurrence est ultimement la recherche de profits à la faveur de décisions à court terme, le capital financier reconnaît quelles industries présentent un taux de rendement supérieur à la moyenne. La capacité d'investir dans ces secteurs très rentables permet aux investisseurs, en fonction de la structure des entreprises elles-mêmes, d'obtenir des rendements supérieurs à la moyenne. C'est pourquoi le secteur des services financiers est le plus compétitif de tous les secteurs. Il y a très peu de frictions ou de délais pour négocier sur les marchés des capitaux (comme la négociation d'actions) ou pour investir dans des entreprises au moyen de prêts directs. Cela permet au secteur financier d'orienter rapidement le flux des investissements vers les industries, en supprimant ou en accélérant la rentabilité grâce à la retenue ou au déploiement des investissements. En effet, les marges bénéficiaires au sein des industries sont différenciées en fonction des structures de coûts, alors que les taux de profit entre les industries sont uniformisés par la concurrence financière.

De ce fait, la concurrence consiste également à surpasser les autres industries afin d'obtenir un rendement plus élevé pour le secteur financier, c’est-à-dire un taux de profit accru défini comme le taux de rendement du capital. Les dirigeants d'entreprises sont également incités à maximiser les bénéfices de leur entreprise, qui peuvent tirer parti de hausses à court terme du cours des actions pouvant amplifier les effets de la financiarisation.

En 1998, une étude sur le marché brésilien, un pays aux multiples industries oligopolistiques, a démontré que les industries concentrées n'avaient pas tendance à avoir des taux de profit plus élevés. Au contraire, l’étude a montré que toutes les industries avaient tendance à se maintenir autour d'un taux de profit général dans l'ensemble de l'économie (bien qu'il soit important de souligner qu'elles n'atteignent jamais un taux de profit d’équilibre stable).[3] Des travaux empiriques récents ont également mis en évidence cette tendance dans l'économie américaine de la manière la plus définitive, ainsi que dans les pays de l'OCDE au niveau sectoriel.[4] Bien que ces études empiriques ne portent pas précisément sur le marché canadien, elles rendent compte de la structure générale de fonctionnement de la concurrence financiarisée, en particulier en ce qui concerne le processus d'uniformisation des taux de profit.

iii. Les conséquences de la financiarisation du travail

Au-delà de l'effet de péréquation de la concurrence qui favorise les augmentations et la stabilité des prix, il y a aussi un effet négatif sur la main-d’œuvre. Pour attirer les investissements interindustriels et maintenir leur compétitivité au sein des secteurs, les entreprises doivent adopter des stratégies de production à faible coût qui génèrent des taux de profit plus élevés. Pour ce faire, les structures de coûts doivent réduire le prix relatif de la main-d'œuvre. Cela peut se faire de deux manières : en réduisant les salaires réels ou en augmentant la productivité du travail.

Tout d'abord, une baisse réelle de la rémunération horaire peut avoir lieu par le biais d'une augmentation du nombre d'heures travaillées ou d'une diminution des salaires réels. Cependant, dans les économies de marché avancées, les réglementations obtenues par les syndicats vont généralement à l'encontre de l'augmentation du nombre d’heures de travail sans augmenter la rémunération, souvent à des taux horaires supérieurs à la moyenne, grâce aux heures supplémentaires.

Au lieu d’augmenter le nombre d’heures de travail, les entreprises privilégient la réduction des salaires réels pour réduire les coûts de la main-d'œuvre. Ces réductions ne se produisent généralement pas au niveau des salaires nominaux, car les employeurs ne diminuent pas directement les salaires de 15 $/heure à 14 $/heure dans le but de réduire les coûts de leur masse salariale. Au contraire, les entreprises parviennent à dissimuler leurs réductions en augmentant les salaires en deçà du taux d'inflation, créant ainsi un effet de réduction des salaires réels sans provoquer la réaction négative des travailleurs qui résulterait d'une réduction des salaires nominaux. Cette dynamique a été observée dans l'approche du secteur de l'alimentation au détail face à l'inflation imputable au vendeur.

En deuxième lieu, une augmentation de la productivité du travail dans le but de réaliser des profits plus élevés est possible grâce à des innovations dans les processus de travail, qui introduisent de nouvelles méthodes de production. En général, l'innovation peut être réalisée soit par un changement dans l'efficacité organisationnelle, soit par l'introduction de nouvelles technologies. Grâce à la mise au point de nouvelles technologies, telles que les caisses libre-service, les entreprises peuvent réduire leurs coûts si les coûts en capital nécessaires pour installer ces nouvelles technologies sont inférieurs aux coûts de réduction de la main-d'œuvre. Cela peut avoir un effet délétère sur les revenus des travailleurs, car ils sont remplacés par la technologie et l'innovation, sans que des investissements supplémentaires ne soient consentis dans leur propre productivité au moyen des augmentations de salaire. L'innovation technologique est devenue un moteur du dynamisme des marchés, poussant les dirigeants d'entreprises à chercher à introduire des innovations dans le processus de travail afin de réduire les coûts et permettre aux opérations d'évoluer.

Dans le secteur canadien de l’épicerie, les innovations dans les processus de travail ont constitué une part importante du marché depuis 2016. Après l'effondrement de la profitabilité en 2016 (comme le montre le graphique 4), le secteur s'est concentré sur la réduction des coûts et il a mis les épiceries au niveau des normes de vente au détail de l’ensemble des industries.

Les deux faits majeurs survenus depuis cette période sont la stratégie des Compagnies Loblaw Limitée en matière de numérisation et la stratégie de modernisation des caisses libre-service de Walmart Canada.

Les Compagnies Loblaw Limitée, l'entreprise détenant la plus grande part de marché du secteur, a consacré la moitié de la dernière décennie à investir massivement dans la croissance technologique. Ces investissements ont principalement été orientés vers la numérisation et l'augmentation du nombre de caisses de libre-service, comme l’entreprise l'avait expliqué lors d’une déclaration publique en 2023 :

Au cours des cinq dernières années, les investissements en capital de Loblaw ont évolué conformément aux conditions générales prévalant dans le secteur de l'alimentation, sous l’impulsion de l'innovation numérique et la technologie. Cette année, l'entreprise augmentera son niveau d'investissement en se concentrant sur son expérience de vente au détail de base, en élargissant sa présence dans les collectivités, en modernisant sa chaîne d'approvisionnement et en rendant l'alimentation et les soins de santé plus accessibles.

De façon analogue, Walmart a massivement investi dans la modernisation des caisses libre-service, soit un investissement de 3,5 milliards de dollars en 2020 pour la modernisation et l'adoption de technologies intelligentes dans plus d'un tiers de ses magasins.

Cette modernisation élargie, axée sur la réduction des coûts, peut contribuer à expliquer les augmentations des marges prépandémiques relevées par le Bureau de la concurrence du Canada. Si à première vue, ces investissements dans les innovations peuvent sembler positifs, car ils peuvent aller de pair avec une croissance des salaires réels et la stabilité des prix de vente, ils peuvent néanmoins avoir un effet néfaste sur le pouvoir des travailleurs. Étant donné que les syndicats du secteur sont puissants, les entreprises peuvent difficilement se contenter de licencier des travailleurs pendant les périodes de croissance économique stable. Au lieu de cela, même pendant ces périodes de stabilité économique, il peut y avoir des réductions des heures de travail, faisant ainsi baisser le salaire net des travailleurs (voir le graphique 5 pour la réduction des heures de travail hebdomadaire dans le commerce de détail au fil du temps). [5] À long terme, un élargissement supplémentaire de la technologie des caisses libre-service pourrait entraîner la suppression d’une grande partie des emplois du secteur, l'argent gagné étant réinvesti dans la profitabilité plutôt que dans la main-d'œuvre.

Il est essentiel de comprendre le rôle central de l'innovation dans les économies de marché et les mouvements qui ont vu le jour dans le secteur de l'épicerie pour comprendre pourquoi les incitations à procéder à ces innovations ont été si fortes au cours des dernières années.

Malheureusement, il n'existe pas de données désagrégées pour les heures de travail selon le secteur. Étant agrégées selon le secteur, on ne peut obtenir de données exactes. En tant que tel, on peut reconnaître la tendance générale, mais rien de précis pour ce qui est du secteur de l'épicerie.

Graphique 5 – Moyenne des heures réelles travaillées dans une semaine de référence, emploi principal, commerce de gros et de détail, Canada 2010-2022

Statistique Canada. Tableau 14-10-0043-01 Moyenne des heures habituellement et effectivement travaillées dans la semaine de référence selon le genre de travail (temps plein et temps partiel), données annuelles.

La financiarisation du secteur de l’épicerie

Si l’on considère que l'industrie canadienne de l'alimentation a été manifestement dynamique et innovante au cours des dernières années, il convient de se demander pourquoi ce processus a eu lieu après une stagnation relative avant 2016, lorsque le secteur de l’épicerie est tombé en deçà des normes de l’industrie de la vente au détail. En effet, le secteur de l’épicerie n'existe pas uniquement dans le but de générer des profits au moyen de ventes, mais aussi en tant que domaine d'investissement pour les sociétés nationales et internationales de services financiers.

La figure 1 montre les liens financiers qui existent entre les trois principaux gestionnaires d'actifs, communément appelés les « trois grands » et les détaillants en alimentation. Le tableau 1 présente les investisseurs institutionnels qui sont les principaux actionnaires avec droit de vote de Les Compagnies Loblaw Limitée. 

Figure 1 – Propriété des actionnaires des entreprises nationales du secteur de l’épicerie au Canada

Figure 6 tiré de : Gaucher-Holm, A., Wood, B., et. al. « The structure of the Canadian packaged food and non-alcoholic beverage manufacturing and grocery retailing sectors through a public health lens », Globalization and Health 19(1), Mars 2023. (disponible en ligne).

Tableau 1 – Au 5 septembre 2023 : les 10 positions en fonds propres des actionnaires pour Les Compagnies Loblaw Limitée (actions de catégorie A avec droit de vote)

George Weston Limited

14,722 M $

Fidelity Investments Canada ULC

650 M $

The Vanguard Group, Inc.

446 M $

RBC Global Asset Management, Inc.

366 M $

TD Asset Management, Inc.

327 M $

Mackenzie Financial Corp.

297 M $

AllianceBernstein LP

209 M $

Norges Bank Investment Management

153 M $

Fidelity Management & Research Co. LLC

138 M $

1832 Asset Management LP

138 M $

Source : Liste de MarketScreener.com pour LES COMPAGNIES LOBLAW LIMITÉE, extraite le 5 septembre 2023.

 

Les détaillants en alimentation sont au Canada fortement intégrés aux marchés financiers grâce aux marchés de capitaux. Parfois passée inaperçue, cette caractéristique de la concentration actuelle du marché est pertinente, car ces entreprises sont marginalement limitées dans leur autonomie commerciale. L'investissement institutionnel permet d’atteindre plus facilement les objectifs financiers clés, en particulier ceux qui maximisent le rendement pour les investisseurs. La nécessité d’atteindre ces objectifs accroît les pressions concurrentielles préexistantes exercées sur les entreprises.

Après l'effondrement des bénéfices du commerce de détail alimentaire en 2016, le secteur financier a adopté une posture défensive, cherchant des moyens de faire évoluer le commerce de détail alimentaire afin de restaurer la rentabilité dans le cadre de la concurrence entre les secteurs et au sein de ceux-ci. Selon un rapport de McKinsey & Company publié en 2018, cette évolution était à prévoir depuis longtemps, car le secteur de l'alimentation au détail accusait un retard par rapport aux autres détaillants, le rendant vulnérable aux perturbations provoquées par le commerce électronique et devenant peu attrayant en tant que domaine d'investissement rentable. Les craintes d’un retrait financier ont poussé les détaillants en alimentation du Canada à accroître leurs investissements dans des innovations liées aux processus de travail, qui ont eu des effets néfastes sur la main-d'œuvre.

C'est en grande partie grâce à la force des syndicats voués à la protection de l'emploi que la volatilité et la précarité de l'emploi n'ont pas été aggravées, entraînant des réductions des heures de travail plutôt que des baisses de salaire et des pertes d'emplois. Il est à noter que les syndicats ont depuis longtemps reconnu le rôle de la financiarisation, qui rend leurs luttes pour de meilleurs salaires et la protection plus ardue face au recul du taux de syndicalisation.

Graphique 6 – Taux de syndicalisation pour le commerce de gros et de détail, Canada 2002-2022

Statistique Canada. Tableau 14-10-0132-01  Situation syndicale selon l’industrie

 

En réaction, le mouvement syndical mondial s'est engagé dans un « activisme des fonds de pension » où les importantes sommes d'actifs financiers détenues par les caisses de retraite syndicales sont utilisées pour tenter d'atténuer les incidences négatives de la financiarisation. Cette approche n'a toutefois connu qu'un succès limité, car le secteur financier s'est finalement concentré sur la maximisation des rendements. L'effet de péréquation de cette approche a été motivé par la recherche de profits du secteur financier et les acteurs sont contraints de se soumettre à cet objectif de profits.

Concentration du marché et concurrence

L’actuel modèle de concurrence indique que, quel que soit le niveau de concentration sur un marché, les transferts de coûts qui privilégient la réduction des coûts de la main-d'œuvre sont régis par des taux de profit plus élevés, d'où la nécessité d'investissements privés. Les nouveaux investissements permettent aux entreprises de faire évoluer leurs opérations et de poursuivre la recherche et le développement afin de rendre le processus de travail plus efficace. Il en résulte que les transferts de coûts rendus possibles par les chocs d'approvisionnement sont normalisés (bien qu'avec une certaine différenciation) entre les secteurs, de sorte que les entreprises peuvent continuer d’attirer les investissements financiers.

Bien que le secteur canadien de l'épicerie soit certainement concentré, avec un taux de concentration CR4 (une mesure standard de la concentration du marché qui indique la part de marché des quatre plus grandes entreprises) de 68 %, la concentration entre quelques acteurs ne signifie pas nécessairement que le secteur est anticoncurrentiel. La concentration n'est pertinente que dans la mesure où elle peut faciliter la collusion en matière de prix, comme dans le scandale de fixation des prix du pain dans le secteur canadien de l’alimentation. Au contraire, la baisse des salaires et l'augmentation des prix que nous avons constatées sont plutôt la conséquence de la concurrence financiarisée.

Il s'agit d'un point de vue pertinent lorsqu'il s'agit de formuler des recommandations politiques d'ordre prescriptif. La nécessité souvent évoquée de démanteler les géants de l'alimentation, bien que souhaitable car elle découragerait la collusion en matière de prix, ne suffit pas pour faire face aux tendances à la hausse des prix et à la baisse des salaires. La concurrence telle qu'elle existe aujourd'hui dans la vente au détail en alimentation vise à accroître ou à maintenir la profitabilité des entreprises tant financières que non financières. Et, par conséquent, pour faire face à ces tendances, il faut des interventions sur le marché qui ciblent directement les bénéfices. Si l'amélioration de la concurrence est complémentaire à la réglementation de l'industrie, un certain nombre d'autres politiques et stratégies doivent être mises en œuvre pour atténuer les bénéfices excessifs et la financiarisation parmi les détaillants en alimentation du Canada.

Recommandations

Trois recommandations stratégiques peuvent être mises de l'avant pour s'attaquer à l'inflation imputable aux vendeurs et aux autres problèmes connexes découlant de la concurrence financiarisée. Au stade de la propagation, où une intervention politique peut avoir un impact décisif, trois solutions interdépendantes pourraient avoir pour effet d'augmenter les salaires tout en limitant les profits : i) une taxe sur les bénéfices exceptionnels; ii) le contrôle des prix et iii) le renforcement du pouvoir de négociation des syndicats.

L’un des principes clés de la social-démocratie vise à réduire la dépendance des individus à l’égard du libre marché pour répondre à leurs besoins. Ensemble, ces trois interventions auraient pour effet d’empêcher que le système alimentaire canadien soit déterminé par le marché.

i. Taxe sur les bénéfices exceptionnels

Des taxes sur les bénéfices exceptionnels sont imposées aux entreprises ou à des secteurs entiers qui ont vu des augmentations soudaines et inattendues de leurs bénéfices en raison de facteurs extérieurs aux changements survenus au sein du secteur, comme c'est le cas pour l'inflation imputable au vendeur récemment observée au sein de l'industrie alimentaire. Le Fonds monétaire international a même recommandé l’imposition de taxes sur les bénéfices exceptionnels dans le secteur de l'extraction de combustibles fossiles afin de venir en aide aux gouvernements confrontés à des difficultés financières imputables à la pandémie, contenir l'inflation et favoriser la transition vers les énergies renouvelables. Comme le montre le graphique 4, avant 2020, les bénéfices de l'industrie alimentaire avaient très rarement dépassé 2,5 %.

Les taxes sur les bénéfices exceptionnels de l'industrie alimentaire peuvent inciter les entreprises à réduire leur marge bénéficiaire brute, comme le recommande le rapport de 2023 du Comité de l'agriculture de la Chambre des Communes sur l'abordabilité des produits alimentaires. L'imposition de telles taxes aux détaillants en alimentation pourrait décourager les hausses excessives de leurs marges bénéficiaires sur les denrées alimentaires. Au-delà du secteur alimentaire, lorsque de telles mesures sont appliquées à l'ensemble de l'économie, elles peuvent limiter la profitabilité en général et ainsi atténuer la concurrence intersectorielle pour les profits induits par le secteur financier. Si les financiers recherchent des investissements qui laissent entrevoir des rendements plus élevés, uniformisant ainsi les profits entre les secteurs, l’imposition de limites à la profitabilité de manière plus générale limite la volatilité des flux financiers intersectoriels.

Les taxes sur les bénéfices exceptionnels sont donc un outil relativement simple, qui neutralise le pouvoir du secteur financier, tout en incitant les entreprises à faire un usage productif de leurs bénéfices exceptionnels, en baissant les prix ou en augmentant les salaires sans devoir recourir à des degrés élevés de surveillance bureaucratique ou d'intervention technique. À long terme, ces taxes sur les bénéfices exceptionnels devraient modifier les structures de coûts des entreprises ainsi que leur stratégie de tarification afin de donner la priorité à la part de marché plutôt qu’à la profitabilité. Un tel outil est inestimable étant donné que les entreprises, dans des conditions de marché concurrentiel, ont tendance à ne pas se livrer à des guerres de prix en raison des incidences négatives éventuelles sur les bénéfices. Cela crée une stabilité des prix mais empêche également les prix de baisser ou la structure des coûts de s'adapter à des salaires plus élevés.

Cette approche présente toutefois des limites. D’abord, elle pourrait n'avoir aucun impact positif sur les salaires. Les salaires ne sont pas uniquement tributaires de la stratégie des entreprises. Les salaires sont plutôt gagnés par les travailleurs dans une lutte organisée, comme en témoigne l'existence de primes salariales syndicales. Le résultat de la modification des structures de coûts sous l'effet d'une taxe sur les profits exceptionnels peut alors être compris comme une conséquence des luttes syndicales, étant donné que l'augmentation des coûts unitaires de main-d'œuvre peut également être une source de compétitivité dans des conditions de concurrence modifiées.

ii. Contrôle des prix

Afin d'intervenir au stade initial de l'inflation imputable aux vendeurs, des changements en matière de gestion de l'inflation sont essentiels. Les approches actuelles peuvent se concentrer sur l'augmentation du chômage, la réduction des salaires et rendre le marché du travail plus concurrentiel pour les travailleurs. Cette approche a des incidences négatives sur les moyens de subsistance des travailleurs, tout en ne s'attaquant pas à la cause sous-jacente de l'inflation dans des situations telles que les chocs de coûts. Par ailleurs, on peut envisager que les contrôles de prix soient une stratégie d'urgence pour faire face aux fluctuations extrêmes au cours des premières phases des chocs négatifs d'approvisionnement. L'étude d'intrants-extrants de Weber et al. menée en 2022 a montré que les chocs de coûts se propagent dans l'économie à partir d’importants secteurs générateurs d'intrants, en particulier le secteur de l'énergie.

Ainsi à court terme, des contrôles de prix ciblés dans des secteurs d’importance systémique, tel que le secteur de l'énergie, qui ont un impact substantiel sur les industries en aval comme les détaillants en alimentation, peuvent atténuer les chocs de coûts et la croissance de l'inflation. La mise en œuvre d'une telle option politique exige toutefois que l’on tienne compte de certains facteurs importants. À long terme, ils peuvent avoir des incidences néfastes sur la productivité et l'efficacité du marché, ce qui a des répercussions négatives sur les travailleurs et les consommateurs. La mise en œuvre de contrôle de prix devrait être comprise comme telle et utilisée en période de crises soudaines et extrêmes afin d’atténuer les hausses soudaines des coûts jusqu'à ce que les conditions d'approvisionnement ou d’offre se stabilisent.

Étant donné les risques potentiels à long terme de l'administration des prix en cas d’écarts entre l'offre et la demande, il convient de tenir compte des propositions politiques qui ont pour effet d'intervenir directement pour atténuer les chocs d'approvisionnement, en plus des contrôles de prix traditionnels. Les propositions durables comprennent des stocks tampons de denrées alimentaires stratégiquement importantes – qui existent déjà à des degrés divers pour certains produits de base importants tels que le pétrole – les exigences minimales de maintien des stocks dans les chaînes d'approvisionnement et des opérations sur le marché ouvert de type banque centrale pour les secteurs clés. Il n'existe actuellement pas de cadre politique complet pour faire face aux chocs d'approvisionnement parallèlement aux programmes d'administration des prix, mais de plus amples recherches à cet égard semblent s’imposer.

iii. Renforcement du pouvoir de négociation des syndicats

Si l'on envisage la concurrence comme une lutte pour la profitabilité entre les secteurs et à l'intérieur de ceux-ci, la question centrale pour les entreprises est de savoir comment influer sur leur structure de coûts. Il en résulte que souvent les tentatives de réduction des coûts entraînent une baisse des salaires réels. Toutefois, ce sont les syndicats qui se sont opposés aux pires réductions et qui ont parfois réussi à obtenir des gains de salaires réels, comme ce fut le cas dans le secteur de l'épicerie avant la pandémie de COVID-19.

Le principal mécanisme de négociation des syndicats est leur capacité à imposer aux entreprises des coûts supérieurs à ceux qui pourraient résulter d’augmentations de salaire. Les syndicats y parviennent en paralysant la productivité grâce à des actions de grève ou à des menaces de grèves. Le fait d’imposer des coûts aux entreprises les oblige à augmenter les salaires, car le coût de la perte d'activité commerciale lors d'une grève a des incidences plus importantes sur leur rentabilité que le fait de concéder des augmentations salariales.

Dans un contexte inflationniste qui fait suite au stade initial de l'inflation, où la part du travail dans le revenu diminue à mesure que les bénéfices augmentent pendant les stades d'amplification et de propagation, les syndicats peuvent rétablir les salaires réels perdus s’ils sont en mesure de mener des négociations fructueuses. Comme le coût du travail est moins élevé pour les entreprises dans ce contexte inflationniste, il existe une plus grande latitude pour augmenter les salaires afin de rétablir les salaires réels perdus et réaliser de nouveaux gains.

Il y a deux façons de renforcer le syndicalisme au Canada. D'abord, augmenter le taux de syndicalisation afin de renforcer le pouvoir collectif des syndicats en tant que force politique et économique est une tâche principale auxquels s'appliquent déjà de nombreux syndicats. Depuis plusieurs décennies, la syndicalisation dans le secteur privé est en déclin (voir le graphique 6 pour le taux de syndicalisation dans le secteur de la vente en gros et au détail au Canada; et voir le graphique 7 pour le taux de couverture syndicale dans l'ensemble du secteur privé au Canada).

Graphique 7 – Taux de couverture syndicale du secteur privé au Canada, 1997-2022

Statistique Canada. Tableau 14-10-0132-01  Situation syndicale selon l’industrie

Cependant, les grèves menées tout au long de l'année 2023 par des travailleurs réagissant à la baisse de leur salaire réel et de leur niveau de vie ont été le résultat d’une mobilisation organisée, ce qui représente une rupture par rapport à l'affaiblissement progressif des syndicats observée depuis plusieurs décennies. La mobilisation des travailleurs et le fort leadership syndical ont permis de réaliser des gains partout au pays, notamment dans le secteur de l'épicerie où la section locale 414 d' UNIFOR a obtenu une augmentation de salaire de 4,50 $ l’heure de Metro inc. pour la durée de leur contrat à l'été 2023. Étendre la syndicalisation à un plus grand nombre de secteurs peut augmenter les revenus des travailleurs dans leur ensemble, tout en augmentant leur capacité de négocier en raison de la réduction du taux général de profit général résultant du renforcement du pouvoir de négociation des syndicats.

En second lieu, comme nous pouvons le constater à partir des dynamiques concurrentielles à l'œuvre lors du récent épisode d'inflation imputable aux vendeurs du secteur de l'épicerie, le pouvoir de négociation des syndicats peut être accru à la faveur de modifications réglementaires limitant la profitabilité. De tels gains ne seront toutefois pas obtenus sans une force politique qui les réclame énergiquement. Au-delà de la négociation, les travailleurs doivent faire pression collectivement pour obtenir des politiques complémentaires plus vastes qui contribuent à renforcer leur pouvoir collectif. Ainsi les mesures prônées ci-dessus, à savoir les taxes sur les bénéfices exceptionnels et les contrôles des prix, permettraient de renforcer leur position en vue de rétablir les salaires réels.

Conclusion

Étant donné l’existence d’augmentations de prix dans la chaîne d'approvisionnement parallèlement aux prix répercutés, d’une baisse des salaires réels et d’une augmentation des bénéfices, l'inflation induite par le vendeur peut expliquer les changements récemment survenus au sein du secteur canadien de l’épicerie. Pour s'attaquer à ce problème et se prémunir dorénavant contre cette inflation induite par les vendeurs, tout en reconnaissant le rôle central des bénéfices dans la dynamique concurrentielle, les mesures correctives recommandées pour traiter la question de l'abordabilité des denrées alimentaires et des salaires dans ce contexte inflationnaire particulier se concentrent sur une intervention sur le marché de manière à modifier les conditions de la concurrence pour freiner les bénéfices, inciter à la diminution des prix et permettre des changements dans la structure des coûts pour tenir compte de l'augmentation des salaires. Ces recommandations comprennent une taxe sur les bénéfices exceptionnels, le renforcement des syndicats, l'augmentation du taux de syndicalisation et la mise au point de mécanismes stratégiques de contrôle des prix dans des industries d'importance systémique. Ensemble, ces trois recommandations imposent des limites à la compétitivité des augmentations de prix et aux réductions des salaires réels, permettant ainsi aux travailleurs de renforcer leur position et de soutenir la capacité des consommateurs d'acheter des denrées alimentaires.

Par-delà ces propositions immédiates visant à instaurer des changements à long terme dans la dynamique de la concurrence entre les entreprises, il est également utile d'examiner des solutions de rechange viables au marché actuel de la vente au détail des denrées alimentaires. Les recherches futures sur la viabilité à long terme d'un secteur alimentaire dont la raison d’être serait de fournir des services nécessaires aux consommateurs, d’assurer la souveraineté alimentaire, d'atténuer les effets de la crise climatique et de créer des emplois rémunérés de façon équitable pour les travailleurs devraient tenir compte de la dynamiques de la concurrence nationalisée, des stocks alimentaires stratégiques et de l'administration gouvernementale des services de sécurité alimentaire.


Biographie de l’auteur

Alex Purdye est analyste de la recherche et étudiant à la maîtrise à l'Institut d'économie politique de l'Université Carleton. Ses recherches portent sur la théorie monétaire, l'internationalisation des devises, l'économie politique classique et l'histoire de la pensée économique.

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