La réaction canadienne à la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) mettra-t-elle en évidence l’absence de politique industrielle verte du Canada?

La politique industrielle devrait être conçue de manière à favoriser l’atteinte des objectifs sociétaux pertinents du Canada et non de manière défensive face aux événements qui se déroulent aux États-Unis.


On s’attend à ce que le prochain budget fédéral annonce une réaction face aux importants investissements consentis dans la technologie verte dans le cadre de la loi américaine sur la réduction de l’inflation [(Inflation Reduction Act (IRA)] de l’administration Biden.

Par suite de l’adoption par les États-Unis d’un programme climatique avant-gardiste, la « politique industrielle verte » commence à susciter de vifs débats. L’Énoncé économique de l’automne du gouvernement fédéral affirmait que le Canada avait besoin d’une « politique industrielle robuste » axée sur des émissions nettes de carbone, des investissements privés et des emplois bien rémunérés. Ces perspectives devraient être bien accueillies par les sociaux-démocrates et les faire sourire, eux qui, depuis longtemps, font valoir que les politiques économiques et climatiques du Canada sont par trop tributaires d’instruments fondés sur le marché, comparativement à des stratégies sectorielles et régionales plus directes.

Toutefois, la réaction à court terme attendue dans le budget fédéral 2023 semble plus vraisemblablement montrer que le Canada n’a actuellement pas la capacité d’élaborer et de mettre en œuvre une politique industrielle verte digne de ce nom. L’urgence de réagir à l’adoption aux États-Unis de la loi sur la réduction de l’inflation semble enracinée dans la peur de perdre des investissements étrangers et les craintes face aux pressions des lobbies du secteur privé. Il pourrait en résulter une pâle imitation de la politique américaine, au lieu de stratégies qui tiennent véritablement compte des avantages et des aspirations précises du Canada. Il ne s’agit pas là d’une véritable politique industrielle – ou du moins pas d’une bonne. 

Le fait que le Canada ait apparemment besoin de réagir de manière défensive face à la loi américaine sur la réduction de l’inflation devrait susciter de sérieuses réflexions sur l’objet d’une politique industrielle, l’approche stratégique dont notre pays a besoin et comment la mettre en œuvre efficacement. 

Soulignons d’abord que la raison d’être d’une politique industrielle est d’orienter les marchés vers l’atteinte d’objectifs pertinents sur le plan sociétal. Alors que les responsables de l’élaboration des politiques doivent suivre de près les changements à l’œuvre à l’échelle internationale et s’adapter en conséquence, une politique industrielle verte efficace doit être beaucoup plus qu’une réaction à court terme face aux mesures stratégiques prises aux États-Unis. La politique industrielle du Canada doit être enracinée dans les aspirations démocratiques visant à décarboniser tous les secteurs de l’économie, tout en promouvant l’égalité et la création d’emplois intéressants dans un avenir carboneutre.

Qu’est-ce qu’une politique industrielle?

La politique industrielle est un terme général qui a trait à la capacité des gouvernements d’orienter les évolutions économiques au lieu de les laisser à la merci des forces du marché. Une politique industrielle reconnaît que la structure de l’économie d’une nation importe pour ses citoyens et que le processus d’innovation exige un partage et une coordination de l’information plus sophistiquée que ce que les marchés ne peuvent offrir. 

La politique industrielle n’implique toutefois pas un contrôle direct par l’État de tous les processus économiques. Elle reconnaît les avantages de l’entreprise privée et forge des coalitions avec les entreprises du secteur privé aptes à agir conformément aux priorités publiques. 

Fondamentalement, la politique industrielle concerne l’enracinement de l’économie dans la société. Elle reconnaît que les marchés sont notre propre création et qu’ils devraient ainsi être façonnés par des politiques afin d’atteindre des buts démocratiquement déterminés comme la décarbonisation, la souveraineté nationale, la prospérité économique et l’égalité.

Lorsque la politique industrielle se porte bien, l’État et les entreprises du secteur privé partantes s’engagent dans un processus d’expérimentation, d’apprentissage mutuel et d’échange d’information. Les organisations spécialisées du secteur public suivent continuellement les changements en matière de technologie internationale, cherchent à repérer les goulots d’étranglement qui doivent être supprimés et à modifier la combinaison de politiques au fil du temps à la lumière des enseignements tirés et des besoins changeants des secteurs qu’ils cherchent à promouvoir.

Politique industrielle n’est pas non plus synonyme de vastes subventions aux entreprises – en particulier celles qui sont destinées à compenser les ratés du marché plutôt que d’en remodeler les structures. La force de la politique industrielle réside dans sa capacité de concevoir des mesures adaptées à des contextes nationaux et sectoriels uniques, de tirer des enseignements et de s’adapter face à l’incertitude.

Pourquoi une politique industrielle est-elle si vitale au Canada

La nécessité pour le Canada de réagir face aux changements économiques qui surviennent dans les grandes économies mondiales n’est certes pas nouvelle. Les problèmes économiques que les politiques industrielles canadiennes ont été appelées à gérer ont une très longue histoire.

Le Canada a de tout temps lutté pour mettre en place une structure économique moins tributaire de l’exploitation des ressources naturelles. Le « piège des matières premières » tient  - en quelque sorte - lieu d’avertissement contre la surspécialisation dans l’extraction et l’exportation de ressources naturelles, de « matières premières » telles que les peaux de castor, le bois et le pétrole. Empêtrées dans ce piège, les économies fondées sur les ressources n’arrivent pas à tisser des liens avec d’autres industries aptes à promouvoir des capacités de diversification et d’innovation. Le fait qu’historiquement l’économie du Canada ait reposé sur ses ressources naturelles le rend vulnérable face aux changements économiques découlant des dynamiques du marché et des décisions prises au sein d’économies plus vastes.

Une réaction stratégique défensive face à ces bouleversements peut renforcer davantage le biais que constitue l’extraction des ressources. À titre d’exemple, les gouvernements peuvent essayer d’accéder à d’autres marchés en investissant dans de nouvelles infrastructures comme les gazoducs. Les décideurs du secteur privé ou du gouvernement accéléreront l’extraction des ressources afin de réduire leurs dettes. La nécessité de réagir semi-périodiquement aux perturbations du marché des ressources naturelles a empêché le Canada d’élaborer des politiques industrielles proactives qui favorisent la prospérité et la croissance de diverses industries.

Cette posture économique défensive contribue à expliquer pourquoi l’industrialisation au Canada a largement dépendu des usines appartenant à des filiales de sociétés étrangères plutôt qu’à des entreprises ayant vu le jour au pays. À l’ère de la technologie de l’information, des champions comme Nortel et Blackberry sont apparus au Canada, mais nos politiques se sont avérées incapables de les aider à s’adapter aux changements économiques à l’échelle mondiale ou à saisir l’importance stratégique de leur présence. Les excellentes capacités en matière de recherche et développement de notre pays sont en grande partie exploitées par des entreprises étrangères, alors que les entreprises nationales fondées sur le savoir peinent à atteindre une taille suffisante avant d’être achetées par des propriétaires étrangers.

Ce degré élevé de dépendance à l’égard des ressources et cette asymétrie commerciale suscitent des préoccupations concernant la faible productivité de nos industries et nos niveaux de vie à venir. Cette situation a en outre des répercussions politiques et sociales. Nous devons aussi, de façon plus importante, nous questionner sur la façon dont l’extraction des ressources favorise la colonisation des nations autochtones, le non-respect des traités ainsi que des droits et des titres autochtones. Les modèles de développement inégal des ressources ont entraîné des tensions politiques et régionales, et ont accentué les inégalités entre les classes.

Laisser agir le marché a aussi pour effet de renoncer à la souveraineté de sorte que le Canada dépend des décisions prises par des gouvernements étrangers et des multinationales, nous contraignant ainsi à réagir de manière défensive face aux changements internationaux en matière de technologies et de politiques. En retour, ces réactions renforcent souvent les structures économiques existantes au lieu de favoriser l’émergence de nouvelles voies de développement économique.

Les circonstances actuelles plaident en faveur d’une politique industrielle verte pour promouvoir la prospérité canadienne dans un monde en transition vers des émissions nettes nulles en carbone. En l’absence d’une vigoureuse et dynamique politique industrielle, le Canada pourrait être contraint à assumer un rôle de fournisseur de ressources pour la transition énergétique[1], alors que nous pourrions orienter la créativité canadienne vers la production de technologies de réduction des émissions plus avancées. Ce manque de dynamisme pourrait constituer une perte pour notre économie et pour le monde.

Une approche stratégique industrielle verte donnerait également au Canada un ensemble de stratégies sectorielles, régionales et technologiques directes aptes à assurer une transition plus efficace vers les émissions nettes nulles plutôt que sur des instruments fondés sur le marché. C’est pourquoi les bonnes stratégies créeront des changements structurels dans les marchés, feront apparaître des solutions non encore disponibles dans les marchés et permettront de forger des coalitions politiques régionales destinées à appuyer la décarbonisation.

La Loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) et la réaction du Canada

En adoptant la loi sur la réduction de l’inflation, les décideurs américains ont opté pour des investissements publics par opposition à des politiques fondées sur le marché. L’administration Biden cherche à rétablir la résilience économique, à acquérir du pouvoir à l’intérieur des chaînes d’approvisionnement internationales et à accélérer la transition vers des émissions nettes nulles en faisant diminuer les prix des technologies propres à la faveur d’économies d’échelle.

La loi américaine sur la réduction de l’inflation repose en grande partie sur les crédits d’impôt. Il s’agit d’un instrument stratégique privilégié parce que les politiques qui se limitent à modifier les dépenses et les recettes peuvent éviter l’obstruction au Congrès en vertu des règles de « rapprochement budgétaire »[2].

Reproduire les politiques de crédit d’impôt des États-Unis n’est pas nécessairement la solution optimale pour le Canada. Les crédits d’impôt peuvent être mieux ciblés et adaptés à des secteurs particuliers que les prix du carbone, mais ils comportent certains inconvénients en tant que solution d’intervention sur le marché dans le but principal de rééquilibrer les coûts et avantages actuellement perçus. Des politiques industrielles avancées font apparaître de nouvelles possibilités technologiques et organisationnelles et renforcent les capacités au sein des entreprises nationales. Elles confrontent l’incertitude et le risque inhérent à la technologie et partagent des informations plus complexes sur les frontières de la production. Aucune de ces fonctions n’est nécessairement mieux assumée par le régime fiscal.

Sans être confronté aux mêmes contraintes politiques que ne l’est le Congrès américain, le Canada peut adopter une combinaison de politiques plus sophistiquées que la loi sur la réduction de l’inflation qui conjugue stratégies réglementaires et investissements publics importants[3]. La politique industrielle donne lieu à une réglementation destinée à repousser les limites de ce qui est actuellement perçue comme étant possible, et par la suite les organisations du secteur public aident les entreprises avancées à trouver des moyens de satisfaire à des exigences élevées et aident celles qui sont à la traîne à rattraper leur retard. 

Charles Sabel et David Victor montrent que ces stratégies réglementaires expérimentales ont été la clé de voûte de l’élimination des substances détruisant la couche d’ozone et la mise au point des véhicules électriques. Une telle approche serait aujourd’hui utile dans des domaines comme la conception des codes du bâtiment de manière à réduire les émissions en amont et à orienter l’expertise canadienne en matière de fabrication vers des matériaux de construction séquestrant naturellement le carbone; à réduire la nécessité de carburants fossiles pour gérer la consommation de pointe dans la réglementation sur l’électricité propre et promouvoir la production d’hydrogène qui soit véritablement verte et orientée vers les utilisations finales à valeur supérieure.

La réaction du Canada semble destinée à mettre fortement l’accent sur les crédits d’impôt pour la capture et le stockage du carbone (CSC) et l’hydrogène. Ces politiques courent toutefois le risque de jouer le rôle de subventions aux carburants fossiles et d’aboutir à une impasse, à savoir des voies technologiques à fortes émissions de carbone. Les crédits d’impôt représentent une solution hasardeuse parce que l’impact des émissions de production d’hydrogène dépend des sources énergétiques en amont et que l’impact de la capture et du stockage du carbone dépend de son efficacité.

Le rôle ultime que l’hydrogène et les technologies de capture et de stockage du carbone joueront dans une économie à émissions nettes nulles est incertain. Par exemple, le camionnage longue distance pourrait suivre une trajectoire technologique dictée par l’hydrogène ou l’électricité. Ces technologies pourraient jouer un rôle plus important dans des applications créneaux telles que la capture et le stockage du carbone dans le béton et l’hydrogène pour la réduction du minerai de fer pour l’acier vert.

Étant donné cette incertitude, une politique industrielle expérimentale faisant intervenir plus directement le secteur privé permettrait des échanges d’information plus riches avec le secteur privé afin de trouver des utilisations à valeur supérieure pour ces technologies, et être en mesure de mettre fin promptement au soutien public pour ces voies technologiques non prometteuses. Les acteurs du secteur privé véritablement déterminés à assurer le fonctionnement de ces technologies voudront enrichir leurs connaissances à l’intérieur des réseaux de développement animés par le secteur public, tandis que les acteurs du secteur privé qui cherchent à accroître et élargir la dépendance à l’égard des carburants fossiles ou à exploiter les programmes de subvention seront moins intéressés à le faire.

Les investissements publics canadiens doivent également être mieux ciblés et stratégiquement conçus pour la simple et bonne raison que nous ne sommes pas en mesure de livrer concurrence aux États-Unis sur le plan des échelles. Certaines économies de petite taille ont élaboré des politiques industrielles remarquablement créatives axées sur la production de nouvelles technologies et elles ont trouvé des créneaux dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Parmi les suggestions récemment formulées pour les secteurs où le Canada devrait élaborer des politiques ciblées et stratégiquement conçues, mentionnons la production d’une chaîne d’approvisionnement à mi-chemin de matériaux actifs dans les batteries en nous fondant sur des recherches qui ont été amorcées à Hydro-Québec dans les années 1970, la foresterie à valeur ajoutée et les matériaux naturels dans le secteur de la construction, le raffinage de l’aluminium et les protéines alternatives

Ce sont là des exemples d’instruments stratégiques et de secteurs cibles d’une politique industrielle canadienne. À court terme, le gouvernement fédéral semble toutefois contraint de réagir à la loi américaine sur la réduction de l’inflation au moyen de crédits d’impôt comparables. Si tel est le cas, la question la plus fondamentale est pourquoi n’y a-t-il pas d’autres options parmi l’ensemble des choix stratégiques qui s’offrent au Canada.

Il n’y a apparemment pas de meilleure option parce que l’accent mis historiquement par le Canada sur les instruments fondés sur le marché signifie que nous n’avons jamais pris la peine de nous doter d’institutions publiques ayant une compréhension globale et approfondie de secteurs et de technologies donnés. Le danger est aujourd’hui que des responsables des politiques par trop confiants pensent qu’ils peuvent improviser une politique industrielle. Par la suite, des subventions non ciblées confèrent à la politique industrielle une mauvaise réputation.

Une bonne politique industrielle est mise en œuvre par des organismes du secteur public ayant une compréhension approfondie des structures économiques et des domaines technologiques dans lesquels ils interviennent grâce à une collaboration constante avec des acteurs du secteur privé et de la société civile. Une telle politique industrielle doit aussi avoir la souplesse d’essayer de nouvelles choses et de se servir des divers instruments de politique à des moments stratégiques. Certaines stratégies industrielles devraient être axées sur la transformation des marchés et la réduction des coûts à la faveur de la coordination et des mises à l’échelle. D’autres stratégies ponctuelles devraient accroître les options technologiques en mettant de l’avant diverses expérimentations – un processus qui sera peu vraisemblablement défini par les responsables sectoriels. Comprendre l’évolution des secteurs, des entreprises et des technologies est le fondement même d’une bonne politique industrielle verte.

Le gouvernement fédéral crée aujourd’hui de nouvelles institutions qui pourraient améliorer les capacités d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques industrielles vertes percutantes au cours des prochaines années. En font partie les Tables régionales sur l'énergie et les ressources, l’Initiative accélérateur net zéro, la Banque de l’infrastructure du Canada et le Fonds de croissance du Canada encore aujourd’hui largement opaque. Ce dernier semble vouloir observer certains bons principes de conception institutionnelle comme la souplesse de prendre des décisions indépendantes en matière d’investissement, d’obtenir un financement et de respecter le principe de transparence; avec une capacité de participation au capital dans des entreprises et il veut aller au-delà des étapes de la démonstration pour mettre à l’échelle des projets et des entreprises[4].

Il ne faut pas s’attendre à ce qu’aucune de ces nouvelles institutions n’aboutisse à des résultats comme par magie du jour au lendemain. Il leur faut du temps pour apprendre et en outre elles ont besoin d’une certaine marge de manœuvre politique pour échouer. Toutefois, d’après ce que nous savons, ces nouvelles institutions demeurent entravées par l’idéologie axée sur le marché.

Solliciter le capital privé ou l’orienter?

La conception des institutions du secteur public est aujourd’hui importante parce que le lobbying des entreprises s’est intensifié au Canada depuis l’entrée en vigueur de la loi américaine sur la réduction de l’inflation. Les exigences du secteur privé en faveur de politiques climatiques plus rigoureuses constituent le type de dynamique économico-politique que les tenants d’une politique industrielle ont fait valoir et dont nous avons besoin pour aller de l’avant. Et aujourd’hui la politique industrielle est bel et bien réelle! Le danger est grand qu’elle soit détournée par les intérêts privés cherchant simplement à accroître leurs profits grâce aux subventions publiques. Il est maintenant temps qu’un secteur public indépendant et éclairé dirige ces intérêts privés vers la réduction des émissions et la création d’avantages pour le Canada.

Les institutions susmentionnées pourraient mettre en place les ingrédients d’une politique industrielle canadienne verte. Aucune de ces institutions ne semble toutefois avoir été établie dans le but de refaçonner activement les milieux économiques et politiques. Cela signifie qu’elles sont vraisemblablement  en train de solliciter le capital privé plutôt que de l’orienter dans de nouvelles directions et en train de réagir face aux acteurs économiques les plus influents au lieu des plus novateurs.

L’Accélérateur net zéro accepte les demandes de l’industrie alors qu’il pourrait aussi définir activement des voies de décarbonisation industrielle dont il fera la promotion. Les Tables régionales sur l’énergie et les ressources sont liées à l’intervention du gouvernement provincial, de sorte que leur orientation est susceptible d’appuyer les industries les plus aptes à influencer les responsables des politiques régionales ou les projets ayant un grand prestige politique et qui ont provoqué l’effondrement des politiques industrielles antérieures. Par contraste, le gouvernement fédéral pourrait mettre au point des capacités analytiques indépendantes pour rechercher les liens et les complémentarités qui définissent les voies régionales à faible émissions de carbone. Une telle politique permettrait de mettre au point activement de nouvelles coalitions industrielles des participants les plus déterminés et novateurs, et de mettre au jour de nouvelles possibilités de développement économique.

La Banque de l’infrastructure du Canada et le Fonds de croissance se sont donnés pour objectif général d’« attirer le capital privé ». Évidemment, tout le monde aimerait que les capitaux privés soient investis dans les priorités publiques, mais en faire le principal objectif stratégique attirera plus vraisemblablement les entreprises intéressées à  « parasiter l’État » plutôt qu’à favoriser l’innovation proprement canadienne. La question de savoir quelles voies économiques le Canada souhaiterait que le capital privé emprunte demeure sans réponse.

Les stratégies industrielles devraient créer de nouvelles plateformes pour l'investissement et l'innovation afin de répondre aux objectifs sociétaux. Les entreprises privées investiront dans ces domaines parce qu’elles y voient des possibilités de mettre au point de nouveaux produits et de nouvelles technologies et qu’elles ne souhaitent pas être laissées de côté!

Mariana Mazzucato propose d’organiser la politique industrielle autour de « missions » pertinentes sur le plan sociétal comme moyen d’inviter le secteur privé à contribuer aux priorités publiques. Les missions canadiennes pourraient être axées sur des domaines tels que la mise à niveau et la décarbonisation des immeubles; une stratégie dirigée par les Autochtones afin d’extraire, de mettre à niveau et de recycler les matériaux de batteries pour alimenter la mobilité électrique; la mise au point du réseau d’électricité le plus propre, le plus fiable et le plus efficace au monde grâce à l’expertise dans l’électrification à des fins multiples dans les climats nordiques; des réseaux d’alimentation durables; le transport de marchandises longue distance à émissions nettes nulles de carbone; et la création d’écoles saines assorties de programmes d’alimentation, d’autobus électriques et assurant une bonne qualité de l’air. Définir ces missions constitue un processus démocratique qui nous encourage à envisager l’avenir que nous voulons. Ainsi, les missions présentent une vision plus inspirante et mobilisatrice et font bien plus que réagir à la peur de perdre les flux de capitaux internationaux, craintes qui imprègnent la « réaction à la discussion entourant la loi américaine sur la réduction de l’inflation ».

Ainsi une politique industrielle verte devrait-elle établir des orientations économiques pertinentes sur le plan sociétal et orienter le capital privé vers les états finaux souhaités et non tomber dans le piège de la sollicitation de capital privé. Des stratégies d’investissement public graduelles et vastes comme les crédits d’impôt  et le financement « mixte » public-privé peuvent facilement dériver vers une politique industrielle au service d’intérêts privés. Le but doit être d’orienter l’industrie vers la réalisation d’un projet public, qui peut être mené à bien à la faveur d’approches axées sur une mission.

Qu’en est-il des emplois et de l’égalité?

La principale préoccupation du Canada en ce qui concerne la perte d’investissements internationaux fait échouer la possibilité de mettre en œuvre des politiques axées sur une réduction plus efficace des émissions, la promotion de l’égalité et de la légitimité politique.

La préoccupation à l’égard de la justice et de l’équité fait partie intégrante de la loi américaine sur la réduction de l’inflation. Elle prévoit des dispositions précises visant à promouvoir la justice environnementale qui oriente les avantages vers des collectivités disposant historiquement de peu de ressources et elle améliore l’abordabilité grâce à l’efficacité énergétique. Le gouvernement canadien ne semble pas se préoccuper des éléments de justice et d’abordabilité qui font partie intégrante de la loi américaine sur la réduction de l’inflation.

C’est là une erreur. De par sa nature même, la politique industrielle devrait se préoccuper d’orienter les marchés vers la création de la société que nous voulons au lieu de réagir de manière défensive face au capital privé.

La politique industrielle a été historiquement axée sur les secteurs de la fabrication et des hautes technologies. Ces secteurs ont permis d’atteindre de multiples objectifs sociétaux, y compris la création de bons emplois pour la classe moyenne, l’innovation technologique et des exportations concurrentielles. Toutefois, les principaux penseurs à l’origine de la politique industrielle font aujourd’hui valoir que la technologie et la mondialisation signifient que nous ne pouvons plus désormais nous en remettre uniquement aux secteurs qui historiquement ont contribué à créer la plupart des bons emplois pour la classe moyenne.

Israël constitue un cas d’une économie ayant certaines réussites à son actif en matière de hautes technologies, pour se rendre compte finalement que la société est devenue de plus en plus inégale à mesure que quelques personnes ayant des salaires élevés ont récolté la plus grande partie des avantages, alors que la majorité de la population doit se contenter de faibles salaires et d’emplois précaires. La même dynamique pourrait se produire dans certaines industries vertes orientées vers l’exportation. Par exemple, la production de véhicules électriques fait intervenir un changement vers  les solutions logicielles et l’automatisation et prend ses distances par rapport au génie mécanique et électrique ainsi qu’à la fabrication des pièces et composantes.

Une structure industrielle qui offre de bons emplois à salaire médian promeut l’égalité et la plupart de ces emplois relèvent de secteurs axés sur les services nationaux comme les soins de santé, l’éducation et les métiers qualifiés. Dans ces secteurs, les politiques industrielles peuvent relier les services améliorant la productivité aux garanties d’emplois de qualité et à la recherche d’innovations favorables aux travailleurs, et qui rehaussent la qualité des emplois.

À titre d’exemple, on peut conjuguer les objectifs de création de bons emplois et de décarbonisation dans le secteur de la rénovation des immeubles et de l’équipement de chauffage. Les entrepreneurs CVC (climatisation ventilation-chauffage) peuvent gagner de bons salaires médians, mais ce travail fait aujourd’hui intervenir l’installation rapide de systèmes de chauffage à base de carburants fossiles et il est stressant en raison des problèmes éventuels de défaillance de l’équipement d’urgence. Les employeurs et les travailleurs ne sont que très peu encouragés à approfondir leur connaissance des nouvelles technologies de thermopompes et de leur commercialisation; pas plus qu’ils n’ont droit à une aide publique pour modifier les modèles commerciaux afin de consulter les solutions de performance énergétique à domicile aptes à améliorer l’efficacité énergétique et la qualité de l’environnement intérieur. Un tel changement pourrait mettre à l’échelle la décarbonisation domiciliaire, tout en offrant aux entrepreneurs des revenus plus élevés par client, et davantage de réactions gratifiantes de la part des clients. Les services d’efficacité énergétique à domicile pourraient être davantage orientés vers les Canadiens à faible revenu, les locataires et les aînés qui en ont le plus besoin, mais font face aux plus importants obstacles. La combinaison de politiques industrielles pour ce secteur pourrait faire intervenir un soutien commercial ciblé; des services de vulgarisation technologique; une formation dans la science du bâtiment; le recrutement centralisé de nouveaux travailleurs; la coordination gouvernementale et le soutien financier de modèles de financement qui assurent l’efficacité énergétique en tant que service, ainsi que des mesures incitatives qui récompensent les entrepreneurs pour un rendement environnemental élevé.

Lorsque nous précisons que la politique industrielle concerne l’orientation des marchés vers ce que nous voulons atteindre comme société, nous constatons que des stratégies industrielles uniques sont pertinentes pour un certain nombre de secteurs.

Nous avons certainement besoin d’une stratégie industrielle verte axée sur la réalisation de recettes d’exportations dans un monde à émissions nettes nulles, mais cela ne serait pas l’unique objectif. Nous avons besoin d’une politique industrielle pour décarboniser tous les secteurs nationaux parce qu’à elles seules les politiques axées sur le marché ne suffisent pas. Créer de bons emplois médians dans les services de décarbonisation constitue également un élément important pour assurer l’égalité et favoriser la solidarité sociale.

Une politique industrielle verte pour un Canada égalitaire et indépendant

Le présent document fait valoir que la réaction à court du Canada face à la loi américaine sur la réduction de l’inflation devrait être perçue davantage comme un avertissement que comme une victoire. Le Canada a adopté une posture défensive parce qu’il craint de perdre des investissements étrangers en raison de l’absence historique de politique industrielle stratégiquement conçue. Si d’autres grandes économies, comme la Chine et l’Union européenne, devaient mettre en œuvre une politique industrielle de leur propre ressort, le Canada pourrait avoir besoin de réagir à nouveau de manière défensive.

Toutefois, reconnaître ses lacunes comporte un avantage certain, car cela permet d’apprendre des choses et de s’améliorer. Le Canada doit se doter de meilleures capacités administratives pour concevoir et mettre en œuvre une politique industrielle verte qui :

  • Renforce la souveraineté canadienne de sorte que les responsables de l’élaboration des politiques ne fassent pas que réagir aux changements de politiques sur la scène internationale;
  • Renforce la sophistication du secteur public de manière à résister au lobbying des entreprises et aux menaces de fuite de capitaux et parvienne à orienter efficacement l’entreprise privée vers le respect des priorités canadiennes en matière de décarbonisation;
  • Dirige des missions pertinentes sur le plan sociétal auxquelles se joindront des acteurs du secteur privé parce qu’ils y voient des possibilités d’investissement productif, plutôt que l’accès à des subventions aux entreprises;
  • Favorise l’égalité et crée de bons emplois médians qui offrent aux Canadiens les services nécessaires dans un avenir à émissions nettes nulles.

La loi américaine sur la réduction de l’inflation offre au Canada et au monde l’occasion de confronter véritablement l’urgence posée par les changements climatiques. Elle rend l’objectif d’émissions nettes nulles du Canada plus facile à atteindre et fait apparaître clairement qu’il ne suffit pas de s’en remettre à des cadres stratégiques fondés sur le marché.

Néanmoins, reproduire en grande partie les récentes politiques américaines et appeler cela une politique industrielle menace de perpétuer les anciennes dépendances économiques. La politique industrielle verte du Canada doit éviter les pièges dans lesquels nous sommes historiquement tombés, et qui nous ont contraints à adopter des positions défensives. Nous devons trouver une façon d’être indépendants par rapport au capital international et à l’égard des décisions prises dans d’autres nations pour réaliser les aspirations démocratiques d’un Canada vert et égalitaire.

 


Brendan Haley est chargé de recherche sur la politique à l’Institut Broadbent et professeur auxiliaire de recherche à l’École d’administration et de politiques publiques de l’Université Carleton.

Il a commencé à s’intéresser à la politique industrielle verte pendant sa maîtrise en études environnementales à l’Université York. Il est titulaire d’un doctorat en politiques publiques de l’Université Carleton où il a utilisé les points de vue canadiens en matière d’économie politique pour étudier les voies de transition vers la durabilité faisant intervenir des interactions complémentaires entre le secteur traditionnel des ressources naturelles et les nouvelles technologies à faibles émissions de carbone.

Il est l’auteur du rapport de l’Institut Broadbent publié en 2016 et intitulé « A Green Entrepreneurial State as Solution to Climate Federalism » (un État entrepreneurial vert en tant que solution au fédéralisme climatique) qui a avancé des arguments en faveur de politiques climatiques allant au-delà du marché pour adopter plutôt des stratégies régionales et axées sur des secteurs précis.


Remerciements

Le présent essai s’est beaucoup enrichi des débats et des discussions tenues avec les personnes qui ont eu l’amabilité de relire et de commenter mes premières ébauches. L’auteur aimerait remercier Clement Nocos, Sara Hastings-Simon, David Wolfe, Hadrian Mertins-Kirkwood, Caroline Brouillette, Vanessa Corkal, Travis Southin, Mitchell Beer, Scott Vaughan, Jim Stanford, Armine Yalnizyan, Jonathan Gauvin, Keith Stewart, Angella MacEwen, Burgess Langshaw-Power. Les points de vue qui y sont exprimés - de même que les erreurs et omissions - incombent uniquement à son auteur.

Notes en fin d'ouvrage

[1] Lors d’une conversation informelle tenue le 1er février 2023 avec le ministre des Ressources naturelles du Canada, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol, a laissé entendre qu’il concevait le rôle principal du Canada dans la transition vers des émissions nulles comme faisant intervenir le développement de la capture et du stockage de minéraux essentiels et de carbone (une technologie étroitement liée aux carburants fossiles). Ce commentaire suggère que la communauté internationale voit principalement le rôle du Canada comme étant celui d’un fournisseur de ressources.

[2] Il serait toutefois faux d’affirmer que les crédits d’impôt sont le principal instrument stratégique utilisé aux États-Unis. Les Américains ont, pendant des décennies, pratiqué une politique industrielle au moyen de ce que Fred Block appelle un « état développemental caché » par l’entremise d’agences telles que l’Agence de recherche de pointe du ministère de la Défense et le Programme de recherche en matière d’innovation des petites entreprises. Les agences liées à l’énergie comportent le service de l’Agence des projets de recherche avancée – énergie et le Réseau de laboratoires nationaux. Ainsi, les crédits d’impôt prévus dans la loi sur la réduction de l’inflation peuvent jouer un rôle de mise à l’échelle et accélérer l’introduction de diverses technologies mises au point à l’intérieur de créneaux créés par des institutions de politique industrielle traditionnelle aux États-Unis.

[3] La tarification du carbone ne semble pas présenter un avantage important. Un rapport récent réalisé par Michael Bernstein et Bentley Allan suggère que les prix du carbone et les crédits d’impôt sur les investissements du Canada échouent à assurer la stabilité requise pour stimuler les investissements privés.

[4] Le plan directeur proposé de la Corporation d'innovation du Canada suggère qu’il sera doté d’indépendance, de souplesse, d'une expertise interne, d’une capacité de surveillance et d’un financement de l’échelle du projet qui permettra de mettre en œuvre la politique industrielle de manière efficace. Il appuiera vraisemblablement les technologies vertes, mais il aura néanmoins pour principal objectif de résoudre le problème du « faible niveau d’investissement des entreprises dans la R et D ».Une organisation de politique industrielle verte serait axée sur la décarbonisation.