Peter Graefe: Adapter l’égalité, à l’échelle fédérale, à un Canada plus juste

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Tout projet d’égalité sociale et économique au Canada se heurte à la réalité de relations fédérales-provinciales fondées sur un mécanisme collectif de changement compliqué et ambigu – les statistiques – qui cause bien des frustrations à la plupart des partisans d’un Canada plus égalitaire. Beaucoup d’efforts de réforme se perdent dans le « foxtrot du fédéralisme » qui oblige les acteurs fédéraux et provinciaux à s’entendre, alors que les désirs des provinces de faire les choses à leur manière s’opposent à la notion du partage de droits économiques et sociaux identiques pour tous les Canadiens. Depuis au moins les années 1930, les partisans de l’égalité essaient de promouvoir leur vision de l’accroissement des pouvoirs du gouvernement fédéral et de sa capacité d’imposer ses vues aux provinces. De façon plus discrète, le rapport Vers un Canada plus juste repose lui aussi sur le « leadership fédéral »

Si l’on veut relancer un projet d’égalité au Canada au XXIe siècle, il vaut la peine de se demander si le sentiment de frustration à l’égard du fédéralisme fait plus partie du problème que de la solution. Les institutions fédérales peuvent à la fois ralentir la progression vers l’égalité en dressant de nouvelles barricades autour des intérêts en place et protéger d’autres éléments d’égalité. Les partisans de l’égalité feraient mieux de consacrer leurs énergies à ouvrir la voie à des projets qui pourront se concrétiser dans les structures intergouvernementales actuelles au lieu d’essayer de modifier la dynamique de longue date du partage des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Certes, il est plus facile de parler, dans un cadre de fédéralisme, d’un partage équitable entre les régions qu’entre les citoyens. Or, essayer de changer cette tendance lourde risque davantage de la renforcer, en raison d’une résistance plus soutenue.

Il serait peut-être plus efficace de s’inscrire dans le droit fil de la constitution fédérale que d’aller à contre-sens pour modifier le paysage de l’inégalité au Canada.

Les diverses incarnations de l’inégalité dans le fédéralisme canadien

Les Canadiens progressistes ont souvent assimilé le fédéralisme à un bouclier dont se servaient des élites régionales pour mettre leurs privilèges à l’abri de réformes pancanadiennes. Le fédéralisme protège-t-il d’autres égalités? Le fédéralisme repose sur l’égalité des gouvernements fédéral et provinciaux, afin de protéger l’identité des régions et des approches différentes pour résoudre des problèmes sociaux. Au Canada, le pacte fédéral repose aussi sur le concept des deux peuples fondateurs, qui a fini par englober, au fil des ans, la notion selon laquelle le Canada est une fédération multinationale. Un projet pancanadien d’égalité socioéconomique auquel ne souscrivent pas les Québécois et les Premières nations conduit à un déséquilibre entre diverses formes d’égalité.

Essayer de bâtir le Canada proposé dans le rapport Vers un Canada plus égal ne peut pas et ne doit pas signifier un retour à une vision centralisatrice de la « primauté du gouvernement fédéral ». Cela est impossible, parce que les énergies consacrées à essayer de redéfinir le partage des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement ne seront pas dirigées, autrement, vers la réalisation des changements. Il ne le faut pas, non plus, parce qu’il est tout à fait inutile de faire valoir d’autres formes d’égalité qui font partie intégrante du pacte fédéral, car une certaine résistance au changement pourrait venir non pas d’opposants à l’égalité, mais bien de partisans qui ont une perception différente de leur communauté politique. L’opposition des progressistes québécois aux initiatives fédérales dans le domaine social en est un bon exemple.

Faire preuve de réalisme à l’égard du gouvernement fédéral

Bien qu’il y ait deux ordres de gouvernement – fédéral et provincial –, les partisans de l’égalitarisme doivent se rappeler qu’il n’y a toujours qu’un seul électeur. Quand les citoyens font de l’égalité un enjeu électoral, et quand ils appuient des organisations et des partis en faveur de l’égalité, ils font progresser les débats politiques vers des réformes qui obligent tous les partis à faire des propositions. L’État providence de l’après-guerre évoque peut-être dans l’esprit des gens le souvenir de chefs de parti comme Tommy Douglas (CCF – Co-operative Commonwealth Federation [Fédération du commonwealth fédératif]) ou Lester Pearson (Parti libéral), et aussi l’empreinte de chefs conservateurs fédéraux et provinciaux tels que John Diefenbaker, Richard Hatfield et John Robarts. Bien que le recul de l’égalité constaté depuis les années 1990 soit souvent imputé à des événements comme le budget libéral fédéral de 1995 ou à des gouvernements provinciaux néolibéraux comme les gouvernements conservateurs de Mike Harris ou de Ralph Klein, ou encore le gouvernement libéral de Gordon Campbell, on ne peut guère dire que ces gouvernements, quel que soit le parti, avaient réussi à faire avancer le concept d’égalité pendant ces années, à l’exception peut-être du Parti Québécois. Il faut donc retenir une leçon : les négociations et les affrontements fédéraux-provinciaux peuvent parfois ralentir les changements, mais l’opinion publique et la mobilisation politique sont les véritables moteurs du changement. Ces deux facteurs obligent les gouvernements tant fédéral que provinciaux à réagir, mais parfois aussi selon leur propres priorités.

Une deuxième leçon s’impose. Il serait insensé de donner au gouvernement fédéral ou aux provinces le mandat d’être le moteur du changement. Pendant des périodes comme les années 1960, quand l’égalité a fait de grands progrès, personne ne pouvait imaginer que le gouvernement fédéral puisse jouer un grand rôle à cet égard, étant donné que ses politiques devaient nécessairement procurer des avantages généraux à l’ensemble du pays. Pourtant, cet effet de généralisation joue dans les deux sens. Qu’il s’agisse de réduire les avantages de l’assurance-emploi ou de hausser l’âge de la retraite, le pouvoir du gouvernement fédéral n’a aucune tendance progressiste intrinsèque. Dans la conjoncture actuelle, l’innovation vient des provinces, dans des domaines comme les services de garde d’enfants, le logement et la réduction de la pauvreté.

Un nouveau modèle de fédéralisme

Si l’opinion publique et la mobilisation politique sont les moteurs du changement, et si les gouvernements fédéral et provinciaux sont eux-mêmes progressistes, une réflexion stratégique devrait nous amener à nous interroger sur la façon d’appuyer une dynamique de relations fédérales-provinciales favorables à des projets axés sur l’égalité. Quelle forme le « leadership fédéral » (ainsi que le leadership provincial, tout aussi nécessaire) devrait-il prendre?

Heureusement, la feuille de route proposée dans le rapport Vers un Canada plus juste n’exige pas de négociations exhaustives ou une coopération entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Aux chapitres de « l’équité fiscale » et du système de paiements de transfert, indispensables à une amélioration rapide de l’égalité, le gouvernement fédéral dispose d’une marge de manœuvre considérable pour accroître la progressivité du régime fiscal et pour verser des prestations fondées sur le revenu à des groupes tels les aînés (Sécurité de la vieillesse et Supplément de revenu garanti). Les provinces peuvent elles aussi intervenir dans ces domaines, par exemple en déterminant leurs propres paliers d’imposition et en offrant des paiements de transfert, comme des prestations pour enfants. Le gouvernement fédéral dispose également de toute la latitude voulue pour bonifier l’assurance-emploi. Enfin, pour que toutes les provinces offrent la gamme de services qui assureront la pleine égalité à long terme (dans les domaines de l’éducation, de la formation, du logement et des soins de santé), le gouvernement fédéral doit équilibrer la capacité fiscale des provinces. C’est peut-être la tâche la plus difficile pour le gouvernement fédéral, étant donné que l’essor du secteur des ressources dans certaines provinces crée des déséquilibres sans précédent dans la capacité des provinces de financer leurs services.

À l’échelle des provinces, la principale contribution à l’égalité, à court terme, se concentre dans les marchés du travail, dans lesquels les provinces peuvent intervenir de façon indépendante pour promouvoir de « bons emplois ». Elles peuvent également moderniser leur législation du travail afin de majorer les salaires et d’améliorer les conditions de travail des bas salariés, et encourager des institutions telles que les syndicats, qui font leur part pour assurer une meilleure répartition des gains de productivité. Au chapitre de la promotion de l’égalité entre les groupes et à long terme, les provinces possèdent encore des atouts importants dans des domaines comme l’assistance sociale, le logement, le développement de la petite enfance et la prévention de la violence. Certes, il y a beaucoup à faire encore, et il existe peut-être des moyens pour que les petites provinces puissent tirer parti de l’expertise d’autres provinces ou du gouvernement fédéral. Mais il n’est pas nécessaire d’apprendre le « foxtrot du fédéralisme » pour implanter ces initiatives dans les provinces, comme en témoignent des innovations constatées dans certaines provinces aux chapitres de la réduction de la pauvreté, des services de garde d’enfants et du salaire minimum, par exemple.

En résumé, dans une large mesure, le programme d’égalité mis de l’avant dans ce document de travail n’a rien à voir avec le fédéralisme et vise davantage à inciter les gouvernements à agir dans le cadre de leurs champs de compétence actuels. Bien sûr, on pourra peut-être profiter de certaines tribunes pour examiner la possibilité de prendre de nouvelles actions. Dans le domaine des politiques relatives aux personnes handicapées, on a déjà examiné la possibilité que le gouvernement fédéral offre un certain soutien du revenu (selon un modèle de revenu garanti) et que les provinces fournissent des services d’aide et de développement. En ce qui concerne le soutien du revenu, le Caledon Institute a proposé une nouvelle structure de « prestations aux adultes » selon laquelle le gouvernement fédéral assumerait le fardeau du soutien financier actuellement assuré par les programmes d’assistance sociale provinciaux. Pour leur part, les provinces assumeraient plus de responsabilités dans les domaines de la formation et du placement dans le marché du travail. Si ces changements suscitent un certain intérêt, il vaut la peine de s’y intéresser davantage. Sinon, continuer de les promouvoir ne fera qu’éteindre la flamme des réformes, au lieu de l’attiser.

Solutions offertes par les structures actuelles

On pourrait aussi examiner la possibilité d’établir de nouvelles institutions qui ouvriraient la voie à l’innovation en matière de politique et qui appuieraient les acteurs partisans de l’égalité au sein des gouvernements fédéral et provinciaux. L’élaboration des politiques sociales et économiques a toujours été le fief des ministères des finances fédéral et provinciaux au cours des vingt dernières années, de sorte que les ministères du travail et à vocation sociale n’intervenaient guère dans ce domaine. Leur marge de manœuvre est davantage réduite encore par les conditions rattachées aux paiements de transfert fédéraux, qu’il s’agisse de normes nationales ou de l’obligation de rendre compte des résultats. Les énergies sont donc détournées vers la gestion des conflits de compétence, au lieu du contenu des politiques.

Une solution possible consisterait à créer des institutions qui ne relèveraient pas directement des gouvernements fédéral ou provinciaux et qui seraient chargées d’élaborer des programmes de politique sociale, de mettre en commun leur expérience et d’étudier les résultats de ces programmes. Ces « lieux de rencontre » (comme les appellent les Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques; le Conseil canadien de développement social et le Centre canadien de politiques alternatives ont mis de l’avant des idées semblables à l’égard de conseils sociaux) permettraient de libérer les débats sur les politiques du cadre des luttes de compétences. Ils réuniraient des promoteurs des politiques et des parties prenantes afin d’améliorer les relations de soutien permettant de faire progresser des projets de réforme dans les rouages de la bureaucratie et de la politique partisane.

Il faudra peut-être encore recourir à des transferts fédéraux rattachés à des politiques particulières pour concrétiser des projets élaborés dans ces lieux de rencontre, mais l’établissement de ces tribunes allège le fardeau du gouvernement fédéral aux chapitres de la définition et de l’application de normes. Compte tenu du cadre de responsabilité rattaché aux pratiques des provinces en matière de budget et de vérification, le gouvernement fédéral devrait tout au plus demander aux provinces de définir un plan d’action de concert avec leurs citoyens. Les paiements de transfert devraient également ouvrir la voie à des solutions asymétriques, et en particulier laisser le Québec agir seul, et autoriser les provinces qui mettent de l’avant des politiques novatrices dans certains domaines à utiliser des fonds supplémentaires venant des paiements de transfert pour faire l’essai de nouvelles initiatives.

En résumé, le rapport Vers un Canada plus juste offre un plan directeur pour apaiser les frustrations associées au fédéralisme. Les éléments centraux que constituent « l’équité fiscale » et les « bons emplois » exigent une coordination relativement minime des gouvernements fédéral et provinciaux. Dans des domaines où cette coordination est plus nécessaire, par exemple pour rétablir des services publics ou certains volets de la sécurité du revenu, les partisans de l’égalité auraient plus intérêt à établir des institutions axées sur la recherche de consensus en matière de politiques, comme des conseils sociaux ou des « lieux de rencontre », qu’à rechercher un vague « leadership fédéral ». Le Canada sera plus juste quand les citoyens et les organisations qui les représentent feront de l’égalité un objectif qu’aucun parti politique ou gouvernement ne pourra reléguer à l’arrière-plan. Les attentes relatives à une plus grande égalité qui empiète sur les égalités régionales et nationales inhérentes au fédéralisme seront sans doute contrées en stimulant les mêmes mécanismes intergouvernementaux qui sont perçus comme un obstacle.

Peter Graefe est professeur associé de sciences politiques à l’Université McMaster.