Luc Turgeon: Réflexion sur une taxation juste

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Nous Canadiens sommes parfois suffisants. Nous aimons faire foi d‘une présumée modestie, mais nous ne manquons jamais une occasion de souligner toutes les instances où nous sommes meilleurs que nos voisins du Sud. Nous avons un système de santé universel, ce qu’ils n’ont pas. Notre réseau d’écoles publiques est plus performant que le leur. Et sur un certain nombre d’indicateurs, de la mortalité infantile au taux de pauvreté chez les ainés, nous semblons avoir une société plus juste.

Par contre, lorsque nous traitons de l’inégalité des revenus ici au Canada, il n’y a pas de quoi être fiers. Au cours des quinze dernières années, le Canada a été l’un des pays où l’inégalité des revenus a connu une des plus grandes croissances au sein de l’OCDE. L’inégalité n’est pas seulement un problème américain.

Plusieurs éléments sont à l’origine de cette augmentation de l’inégalité, tels que la mondialisation et la diminution du taux de syndicalisation. Mais ce sont les modifications au régime d’imposition qui ont eu un rôle clé. Le taux de taxation des personnes à revenus élevés comparativement aux gens à faibles revenus a grandement diminué. Ainsi, toute tentative de réduire l’inégalité doit inclure une réforme de notre système fiscal.

Les propositions qui se retrouvent dans « Vers un Canada plus juste » sont une contribution nécessaire au débat sur la réforme de notre régime d’imposition. Notre politique fiscale est l’une des composantes essentielles de la lutte contre l’inégalité étant donné que les revenus d’impôt fournissent à l’État les ressources nécessaires pour améliorer les transferts et les investissements en éducation et en services sociaux.

Bien que nous nous référions souvent à des économistes pour évaluer les propositions de taxation mises de l’avant, il y a maintenant une documentation grandissante en science politique traitant de la relation entre les régimes d’imposition et les dépenses en aide sociale qui peut nous aider à évaluer les propositions de l’Institut Broadbent.

Quelle combinaison de taxes et d’impôt favorisera la création et le maintien d’un État providence? Il y a un débat au sein de la science politique entre ceux qui croient que les pays qui ont des régimes d’imposition « régressifs » (comme les taxes sur la consommation et les cotisations sociales) sont en meilleure position pour soutenir des niveaux élevés de dépenses sociales (étant donné que les taxes sont moins visibles et souvent dédiées à des programmes sociaux spécifiques), et les autres qui croient que de tels niveaux peuvent également être atteints par l’entremise d’un régime progressif d’imposition du revenu. Toutefois, chaque perspective s’entend pour dire qu’une condition essentielle à la mise sur pied et au maintien d’un État providence a été une imposition sur le capital modérée.

Au sein des pays scandinaves, qui ont des programmes sociaux généreux, seulement les salaires (et, en partie, les gains en capital particulièrement élevés) sont imposés progressivement, alors que les gains en capital sont imposés à un taux proportionnel moins élevé. Il y a plusieurs raisons pour expliquer pourquoi un taux d’imposition moins élevé sur les gains en capital est essentiel à la mise sur pied et au maintien d’un État providence généreux. La plus importante est qu’elle permet une meilleure redistribution sans impact négatif sur l’épargne et l’investissement, deux éléments essentiels pour engendrer la croissance économique. Ainsi, la proposition de l’Institut Broadbent d’imposer les salaires et les investissements semble en contradiction avec les pays qui ont des programmes sociaux généreux.

Au lieu d’imposer toutes les formes de revenus d’investissement au même taux que les salaires, une mesure différente serait d’éliminer l’imposition préférentielle des revenus provenant d’options d’achat d’action. En plus de ne pas avoir d’impact négatif sur l’épargne et l’investissement comme la proposition d’imposer les salaires et toutes les formes d’investissement au même niveau, cette mesure beaucoup plus ciblée serait plus appropriée étant donné qu’une grande part de la croissance de l’inégalité provient de la disparité des salaires et non des gains en capital.

Les politologues ont également étudié comment notre régime d’imposition peut contribuer à des réactions négatives en matière d’imposition et d’aide sociale. Ils ont découvert que les réactions négatives en matière d’aide sociale sont plus probables lorsque des formes progressives d’imposition sont combinées à des programmes pour les personnes à faibles revenus (par exemple : le soutien au revenu, les garderies subventionnées, et les logements publics) et des crédits aux classes moyennes et riches (par exemple : des déductions d’impôt liées aux dépenses en matière de garde d’enfants, les régimes de retraite, et les paiements d’intérêts sur l’hypothèque dans certains pays). Ceci est l’approche américaine. Étant donné que les contribuables n’ont pas tendance à considérer les crédits d’impôt comme étant des dépenses, ce qu’ils sont en réalité, ce qui amène les citoyens à croire que les programmes gouvernementaux s’adressent en grande majorité aux personnes à faibles revenus qui paient peu ou pas d’impôts, menant ultimement à une pression pour diminuer les dépenses dans les programmes sociaux. 

Au cours des deux dernières décennies, le Canada a trop souvent emprunté une approche identique, avec des dépenses fiscales pour la classe moyenne qui remplacent les programmes sociaux universels. Ainsi, la proposition de l’Institut Broadbent d’abolir plusieurs crédits d’impôt et d’augmenter la progressivité de notre régime d’imposition va main dans la main avec l’universalisme progressif qu’il propose en matière de programmes sociaux.

Certains régimes d’imposition risquent également de mener à une réaction négative, qui limite la capacité de l’État de générer les revenus nécessaires pour s’attaquer à l’inégalité. Nous savons, par exemple, que des augmentations drastiques de l’impôt foncier, ce qui est très visible, risquent de créer des réactions négatives. Voilà pourquoi, en Ontario, où les municipalités sont appelées à financer les services sociaux avec une taxe si visible et inélastique, la province devrait à elle seule financer les services sociaux.

Bien qu’il y ait un débat à savoir si augmenter significativement la progressivité du système fiscal risque d’entrainer une réaction négative, l’Institut Broadbent a raison d’indiquer qu’il est sage de s’en remettre à plusieurs éléments de l’assiette fiscale, étant donné qu’une augmentation drastique d’un seul élément fiscal risque d’être très visible et d’entrainer une réaction négative.

Ceci est particulièrement important étant donné que le discours de plusieurs progressistes, autant en Amérique du Nord qu’en Europe, donne trop souvent l’impression qu’un taux d’imposition plus élevé sur le revenu des gens riches est la solution à l’augmentation de l’inégalité. Ça ne l’est pas. En fait, bien qu’il faut augmenter la progressivité de notre régime d’imposition sur le revenu et même réintroduire des droits de succession s’appliquant aux sommes supérieures à un montant défini, tel que le propose le rapport de l’Institut, nous devrions être prudents en ce qui concerne des propositions et des discours politiques qui visent excessivement les riches.

Ceci n’est pas parce que les revenus générés ne seraient pas suffisants pour s’attaquer aux défis actuels, bien que ceci soit une préoccupation légitime, mais parce que ce discours ne fait rien pour mettre à l’épreuve la phobie des impôts qui a imprégné le discours politique des pays anglo-saxons au cours des trente dernières années.

De fait, les progressistes ont souvent contribué à la phobie des impôts lorsqu’ils se sont positionnés avec les conservateurs populistes dans l’opposition pour augmenter les taxes à la consommation, comme nous l’avons vu récemment en Colombie-Britannique. Bien que ces taxes soient régressives, elles peuvent ultimement être utilisées à des fins progressives qui avantagent en grande partie les citoyens de classe moyenne ou à faibles revenus.

Les Canadiens vivent sur les derniers vestiges de l’État providence de l’après-guerre, se disant à eux-mêmes qu’ils ont une société humanitaire pendant que le pays continue de glisser comparativement aux normes internationales, que ce soit en matière de santé ou de garderies.

Faire partie d’une société fière sans être suffisant veut dire être prêt à construire et reconstruire une société en mettant collectivement en commun notre richesse en payant des taxes.

Luc Turgeon est professeur adjoint de Science politique à l'Université d'Ottawa.