La Charte canadienne des droits et libertés, les droits socio-économiques et la pandémie de la COVID-19

Des mises en garde sérieuses fusent au sujet du risque que les atteintes aux droits et libertés fondamentaux mises en place à cause de l’urgence sanitaire causée par la pandémie de la COVID-19 survivent après sa fin. Il faut espérer que nous serons vigilants afin de préserver les droits et libertés individuels enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés, dits de « première génération » comme le respect de la liberté d’association. Toutefois, on peut aussi réfléchir sur la possibilité que ce moment historique permette l’avancement des droits dits de « seconde génération », soit les droits économiques et sociaux.

 

Dès l’éclosion de cette crise sanitaire, le lien entre la santé et l’économie s’est imposé comme un constat irréfutable. Il alimente les réflexions à une vitesse fulgurante, propulse sous les projecteurs l’évidence des inégalités sociales et fait émerger des idées comme celle de la nécessité d’une augmentation substantielle des salaires de certains travailleurs.

Pour une meilleure régulation politique des conditions de vie des Canadiens, il pourrait être utile que leurs droits socio-économiques reçoivent une protection constitutionnelle. Or, 35 ans après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, il nous reste à découvrir si les droits à la vie et à la sécurité de la personne garantis à l’article 7 incluent une dimension économique. En 2002, la Cour suprême a laissé la porte entrouverte sur cette possibilité dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général.

La pandémie a fait ressortir comment les décisions économiques des différents paliers de gouvernement peuvent se répercuter sur la vie et la sécurité des Canadiens, de sorte que ces décisions devraient pouvoir être scrutées à l’aide de la Charte canadienne.

Par exemple, devant l’urgence de loger les sans-abri pour freiner la contagion, Montréal et Toronto ont commencé à trouver des solutions temporaires. Toutefois, il faudra en assurer la pérennité. De plus, les impératifs sanitaires et la réalité économique devraient faire émerger un droit au logement étoffé qui répondra entre autres aux problèmes d’insalubrité, de loyers inabordables et d’expulsions abusives.

Au Québec, avec la crise qui sévit dans les Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et dans les foyers privés pour personnes âgées, où la COVID-19 décime les aînés faute de personnel, les années passées à cultiver l’austérité nous explosent au visage. Les problèmes structurels qui affectent la vie des résidents des CHSLD persisteront après la pandémie si des changements importants n’interviennent pas. Ce ne sont ni la mobilisation de l’armée, ni le coup de main ponctuel des médecins spécialistes et des bénévoles qui garantiront à long terme des conditions de vie dignes aux personnes vulnérables qui y vivent.

Sans aucun doute, la crise sanitaire creuse les inégalités sociales. L’impossibilité de faire du télétravail pour de nombreux travailleurs des services essentiels, l’obligation de se déplacer en transport en commun plutôt que dans un véhicule privé sont quelques exemples flagrants des risques plus importants auxquels sont exposés certaines couches de la population. Et, dans les deux principaux épicentres canadiens de la COVID-19, Montréal et Toronto, les personnes racisées sont souvent surreprésentées dans les emplois où l’exposition au virus est importante, comme parmi les préposés dans le domaine de la santé. Malgré l’absence de données canadiennes répertoriant la présence des cas de COVID-19 autrement que par l’âge et par le territoire, il est vraisemblable que les conditions de logement, d’emploi et de transport des personnes défavorisées économiquement peuvent faire en sorte qu’elles soient touchées de manière disproportionnée.

Malgré la vaste portée de ces problèmes socio-économiques pour les Canadiens, la volonté d’agir des dirigeants pourrait bien disparaître aussi rapidement qu’elle est apparue une fois que le décompte des pertes de vies cessera de nous effrayer et que l’attention se concentrera vers les impacts économiques de la crise. C’est alors que pour nourrir la volonté politique - ou y pallier si elle s’effrite - il pourrait être utile que certains droits de nature économique assument la place qui leur revient.

 

Marie-Hélène Dubé est directrice du Conseil d'administration de l'Institut Broadbent et elle est une avocate montréalaise oeuvrant notamment dans le domaine des droits de la personne. Elle remercie le doyen de la Faculté de Droit de McGill, Robert Leckey pour la révision de cet article.