« Ent’deux joints, tu pourrais faire qu’qu’chose… »

Selon Statistique Canada, en 2017, en pleine illégalité, l’industrie du cannabis rapportait déjà 5,6 milliards et il se roulait l’équivalent annuel de 20 g de cannabis par Canadien.

Avant même la légalisation officielle du cannabis, le 17 octobre, l’argent coulait à flots sur le plancher de la Bourse à Toronto : selon Bloomberg, l’industrie de l’or vert valait déjà 80 milliards en septembre 2018. La firme Deloitte prévoyait que la légalisation gonflerait l’économie canadienne de 22,6 milliards annuellement, en tenant compte de la production, de la distribution, du tourisme, des taxes d’affaires, mais aussi des multiples produits dérivés.

Parlons-en de ces produits dérivés ! Ils sont plus qu’alléchants. Molson Coors Canada a signé un partenariat avec la compagnie HEXO Corp. de Gatineau pour développer des boissons infusées au cannabis. Corona, un autre géant de la bière, a investi 5 milliards dans Canopy Growth, un producteur canadien. Même Coca-Cola est en pourparlers avec des compagnies de cannabis canadiennes pour la production de ce nouveau type de boisson cannabisée. Le marché du pot est dopé par des entreprises qui vendent déjà des substances autorisées et réglementées comme l’alcool.

S’étonnera-t-on d’apprendre que d’autres vendeurs de drogues autorisées comme les pharmaceutiques veulent leur part du gâteau ? Sachez que la demande de licence comme producteur de cannabis déposée par le géant pharmaceutique Pharmaprix (Shoppers Drug Mart) est approuvée depuis le 21 septembre 2018 !

Quant à la production de l’herbe elle-même, il semble bien que l’adage soit vrai : elle est plus verte chez nos voisins. En effet, les provinces canadiennes ont conclu des ententes avec de nombreux producteurs, offrant ainsi à plusieurs la possibilité de profiter de la ruée vers l’or vert : l’Ontario a des ententes avec 26 entreprises, la Colombie-Britannique, avec 31, l’Alberta, 13. Au Québec, société distincte, ce sont six entreprises seulement qui se sont vu offrir la chose sur un plateau d’argent, dont une seule, HEXO Corp., possède un siège social au Québec. Ces compagnies se trouvent maintenant au top des entreprises de cannabis cotées à la Bourse avec une capitalisation boursière totalisant presque 50 milliards de dollars en date du 15 octobre 2018. Alors, j’ai bien envie de laisser un bel éléphant dans la pièce, portant sur son dos le fantôme des revenus et des emplois de qualité que la nationalisation de la production de cannabis aurait pu créer…

DES MILLIERS D’INFRACTIONS

Tous ces chiffres donnent le vertige, mais beaucoup moins que le tribut payé par ceux qui en ont fumé du bon quand c’était encore un crime.

Le programme d’amnistie que vient d’annoncer le gouvernement fédéral est certes un pas dans la bonne direction. Mais cela ne suffit pas pour réparer les torts causés au fil des ans et il en faudra, des ajustements, pour que l’obtention du pardon par un prévenu soit aussi rapide que l’est actuellement l’obtention d’une licence pour cultiver le cannabis !

Depuis l’élection de Justin Trudeau, en 2015, et jusqu’en 2017, plus de 164 000 infractions liées au cannabis ont été commises au pays et plus de 57 700 personnes ont été inculpées pour un crime de cannabis.

Alors que les milliards de dollars pleuvent maintenant en toute légalité sur le parquet de la Bourse de Toronto, ce sont plus de 500 000 Canadiens qui traînent un casier judiciaire à cause d’un crime… qui n’en est plus un.

Le paradoxe criminalisation-légalisation est cruel : 500 000 personnes criminalisées versus une poignée de chefs d’entreprise, un casier judiciaire versus une cote en Bourse. Les premiers peineront à trouver un emploi à cause du cannabis, les seconds feront fortune grâce à lui. Le gouvernement canadien distribue des licences aux producteurs de pot, mais pourrait refuser l’accès à des logements sociaux à ceux qui en ont fumé. Tandis qu’une dizaine d’établissements postsecondaires offrent désormais des programmes d’études en lien avec le cannabis, ces personnes condamnées pourraient se voir refuser une bourse d’études à cause de leur dossier judiciaire lié au même cannabis.

Et ce n’est pas tout. Une enquête de VICE, publiée le 18 avril 2018, indiquait que les personnes noires et autochtones sont surreprésentées au pays pour les arrestations pour possession de cannabis depuis que Justin Trudeau est au pouvoir, et cela, même si elles ne consomment pas plus de pot que les Blancs. À Montréal, une étude la Commission des droits de la personne et de la jeunesse démontrait qu’une personne noire risquait sept fois plus qu’une personne blanche de se faire arrêter pour possession de cannabis. À Toronto, c’est trois fois plus, à Halifax, cinq fois plus. Il en va de même pour les personnes autochtones qui subissent tout autant de préjudices, de Vancouver à Halifax, avec une représentation complètement disproportionnée, et de beaucoup, entre leur poids démographique et leur présence en prison. Il en va pour les fumeurs de pot comme il en va pour tant d’autres choses : quand vous êtes noir ou autochtone, c’est un bad trip.

ET LE « WEED REPARATION » ?

Vous connaissez le « Equity Weed Program » mis en place par la Ville d’Oakland, en Californie ? La Ville octroie la moitié des permis destinés aux entreprises du cannabis à des personnes ayant eu des condamnations liées au cannabis et à des personnes à faible revenu habitant des quartiers ayant eu un nombre disproportionné d’arrestations pour du cannabis. En plus, elle les aide financièrement à démarrer et développer leur entreprise. Une telle initiative vise non seulement l’équité sociale, mais procure une véritable réparation aux personnes ciblées par la criminalisation du cannabis et contribue à briser le cycle de misère et de pauvreté dans lequel elles sont confinées.

Bâtir un nouveau réseau de solidarité, multiplier les petits entrepreneurs, redynamiser des quartiers, réduire les coûts sociaux de la pauvreté, partager équitablement l’or vert au bénéfice de tous, tout cela me semble de loin préférable à la simple accumulation de milliards par une poignée d’entreprises cotées en Bourse et dénuées de toute préoccupation sociale. Et puis, il serait parfaitement justifié que le gouvernement investisse les taxes et les autres revenus tirés du pot dans le développement des communautés systématiquement et abusivement ciblées pour les crimes de pot. Parler réconciliation, mais en perpétuant les injustices et sans redresser les torts, ce n’est qu’un show de boucane ! Nous avons une occasion en or de tirer non pas sur un joint, mais un trait sur des inégalités et des injustices indignes de notre société.

Justin, mon beau pétard, « ent’deux joints tu pourrais faire qu’qu’chose, ent’deux joints tu pourrais t’grouiller l’cul ».

 

Cet article a d'abord été publié dans La Presse.