Sheila Block: Réduire l’inégalité du marché du travail au Canada, en trois étapes

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Ce texte est la première partie de la réponse en trois parties de Sheila Block à notre rapport sur l'inégalité. La deuxième partie ainsi que la conclusion seront publiées bientôt.

Le rapport de l’Institut Broadbent présente un sommaire de l’éventail complexe des causes de l’augmentation de l’inégalité des revenus au Canada. Elles s’étendent des modifications à l’organisation et l’emplacement internationaux de l’activité économique aux décisions en matière de politique intérieure. Certaines, comme les modifications aux types de production et de commerce international ou aux changements technologiques, peuvent donner l’impression que le problème est vaste et impossible à gérer. Voilà pourquoi il est très important d’identifier les politiques gouvernementales qui ont contribué à faire augmenter l’inégalité. Ces politiques qui ont concentré la richesse et le pouvoir entre les mains d’une minorité de personnes au détriment de la majorité n’étaient pas inévitables. Les politiciens qui les ont établis ont fait des choix, et il est possible de revenir sur ces choix. Et revenir sur ces choix est une étape importante pour réduire l’inégalité au Canada.

Le marché du travail a grandement contribué à faire augmenter l’inégalité du revenu au Canada. Des données de Statistique Canada démontrent que les revenus du quintile des travailleurs au bas de l’échelle salariale en dollars constants ont diminué de 21 % entre 1980 et 2005, alors que ceux du quintile des travailleurs en haut de l’échelle salariale ont augmenté de 16 %.  Des recherches sur le marché du travail ontarien ont démontré que l’échelle de répartition des salaires a maintenant la forme d’un sablier, avec la distribution des professions concentrée surtout aux extrémités et un centre qui tend à disparaitre.  De récentes études académiques appuient ces résultats, démontrant une réduction des emplois intermédiaires ainsi qu’une augmentation de l’inégalité des revenus entre les emplois. Les revenus en haut de l’échelle de l’emploi ont augmenté comparativement à ceux des emplois intermédiaires, les revenus des emplois intermédiaires ont augmenté relativement à ceux du bas de l’échelle, et les revenus de ceux au bas de l’échelle ont diminué en termes absolus et relatifs.  Un plus grand nombre de travailleurs et une plus grande part de l’ensemble de la population active sont au bas de ce sablier et doivent vivre avec des salaires peu élevés et une plus grande insécurité.

Les récentes observations se sont concentrées sur le haut de l’échelle des salaires. Ce sont des histoires importantes à raconter qui sont également faciles à faire comprendre : des financiers rapaces, de puissants avocats de Wall Street et des médecins qui ont nos vies entre leurs mains, ou encore la prestigieuse vie des gens riches et célèbres. Les histoires de ceux d’entre nous qui sont laissés pour comptes sont plus complexes. Mais le fait que ces histoires soient plus difficiles à raconter ne veut pas dire que nous devrions les ignorer.

Cette note fera l’observation de trois initiatives politiques qui améliorerait les conditions de travail des Canadiens à faibles revenus. En analysant la complexité de ces enjeux, ils demanderaient une intervention des trois paliers de gouvernement. Deux de ces trois initiatives demandent des modifications aux lois ou aux règlementations en vigueur et n’auraient ainsi aucun impact sur les budgets des gouvernements. Par contre, l’ensemble de ces initiatives requiert une volonté politique pour affronter l’orthodoxie en place et l’intérêt personnel de certains.

La première initiative est de renverser les modifications apportées au Programme des travailleurs étrangers temporaires effectués depuis 2006. Ces modifications ont eu un impact négatif autant sur les travailleurs qui viennent au Canada par l’entremise de ce programme, ainsi que sur l’ensemble du marché de l’emploi.

La deuxième est de mettre à jour les lois en matière de normes de travail et de relations du travail. Étant donné que ces lois n’ont pas été mises à jour pour tenir compte des récents changements du marché de l’emploi, elles protègent moins les travailleurs qui en ont besoin.

Finalement, l’emploi dans le secteur public, par sa qualité et sa quantité, est un outil politique important pour limiter l’inégalité des revenus, et en particulier pour promouvoir l’emploi et les revenus chez les femmes. Le secteur public est important autant pour maintenir les services sociaux dont les femmes ont besoin pour faire leur place sur le marché de l’emploi qu’en tant que source d’emplois de qualité bien rémunérés.

Renverser les modifications au Programme des travailleurs étrangers temporaires 

Sous le Programme des travailleurs étrangers temporaires, des travailleurs se rendent ici au Canada pour une courte période de temps, la plupart du temps sans avoir l’occasion d’immigrer ou de devenir citoyen. En raison du fait que leur présence au Canada est liée à un employeur individuel, toute tentative de faire respecter leurs droits risque souvent d’entrainer leur déportation. Les violations des droits et les abus subis par les travailleurs qui sont amenés au Canada par l’entremise de ce programme ont été très bien documentés. 

Le gouvernement fédéral actuel a augmenté le nombre de travailleurs qui viennent au Canada sous ce programme. En 2011, il y a eu un nombre plus élevé de travailleurs étrangers temporaires qui sont entrés au pays que de résidents permanents. Le nombre de travailleurs étrangers temporaires au Canada a plus que doublé depuis 2006. Certaines modifications administratives et règlementaires ont facilité la vie aux employeurs afin de faire entrer cette main d’œuvre vulnérable au Canada. Les modifications au programme ont augmenté les possibilités d’abus et d’exploitation. Deux modifications politiques auront un impact particulièrement négatif autant sur les travailleurs qui viennent au Canada par l’entremise de ce programme, et pour les autres travailleurs qui ont des emplois à faible revenu et précaires.

La première modification à renverser, établie en 2011, est l’obligation des travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés de quitter le Canada pour une période de 4 ans s’ils ont travaillé ici pendant 4 ans. L’expérience avec les régimes de « travailleurs invités » nous démontre qu’ils échouent : une portion significative ne quitte pas le pays lorsque leur permis de travail vient à échéance. Le résultat prévisible et inévitable de cette réalité est la création d’une population immigrante « illégale » au Canada qui sera grandement vulnérable à l’exploitation. Au printemps 2012, le gouvernement a fait de nouvelles modifications au programme. Alors que les règles précédentes obligeaient les travailleurs à recevoir le « salaire moyen » payé aux Canadiens dans la même région, les nouvelles règles permettront aux employeurs de payer 15 % de moins que ce salaire moyen.  Ceci mettra une pression vers le bas sur les salaires de tous les travailleurs au Canada.

Ces récentes modifications sont dommageables du point de vue des droits de la personne, ainsi qu’à notre développement économique et social à long terme. De plus, les dégâts résultants de ces modifications ne sont pas limités aux travailleurs qui viennent au Canada par l’entremise de ce programme, mais s’étendent aux autres travailleurs marginalisés, incluant plusieurs immigrants récents. Au fur et à mesure que les permis non renouvelables du programme expirent, il y aura une main-d'œuvre clandestine non documentée au Canada qui travaillera sans avoir accès à des protections légales, et le fera dans des conditions inférieures aux normes en vigueur au pays. L’introduction de ces travailleurs au sein de la main-d'œuvre mettra une pression descendante sur les salaires et les conditions des travailleurs en règle, qui auront à se disputer les emplois disponibles avec les travailleurs du Programme des travailleurs étrangers temporaires, qui n’ont pas la capacité de faire valoir leurs droits et dont leurs employeurs seront légalement en mesure de leur offrir des salaires sous le niveau prévalent.

L’objectif du Programme des travailleurs étrangers temporaires est de réduire les pénuries de main-d'œuvre. Les rudiments de l’offre et la demande nous disent qu’il est possible de remédier aux pénuries de main-d'œuvre en augmentant les salaires. En augmentant les salaires, nous pourrions diminuer l’inégalité de deux façons : premièrement, en mettant un peu plus d’argent dans les poches des travailleurs à faibles revenus; et deuxièmement, en augmentant la portion du revenu national qui ira aux salaires au lieu des profits.

Le gouvernement fédéral a plutôt choisi un politique qui fait augmenter l’inégalité. L’augmentation de l’offre de main-d'œuvre par l’entremise du Programme des travailleurs étrangers minimise toute augmentation de salaire. En permettant à ces travailleurs supplémentaires de recevoir des salaires moins élevés augmentera cette dynamique, et appliquer une politique qui engendrera une plus grande main-d'œuvre clandestine qui n’aura aucun droit continuera de mettre une pression descendante sur les salaires. Renverser ces modifications au Programme des travailleurs étrangers temporaires contribuera à réduire l’inégalité des revenus au Canada.

Sheila Block est directrice de l’analyse économique à l'Institut Wellesley à Toronto.