Peter Puxley: Venir à bout de l’inégalité au Canada: un défi culturel?

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« Les idées d’économistes et de philosophes politiques … sont plus puissantes que ce qui est couramment compris. Le monde est gouverné par peu d’autres choses. Les hommes pratiques qui se croient à l’abri d’influences intellectuelles sont habituellement les esclaves d’un quelconque économiste obsolète. » - traduction de John Maynard Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money (1936)

En économie, l’espoir et la foi coexistent avec une grande prétention scientifique, et également le désir de respectabilité. – traduction de J.K. Galbraith, New York Times Magazine (juin 1970)


 

La communauté politique prône sur un piédestal la mise en œuvre de politiques fondées sur des données probantes, autrement dit, des politiques fondées sur des recherches sérieuses. Malheureusement, nous savons tous que la réalité, c'est que les politiques publiques sont établies plus souvent en fonction de résultats de recherche vaguement reliés ou des meilleures données disponibles.

Les partis politiques se concentrent sur l’objectif d’obtenir le pouvoir. Considérant le fait que l’opinion des électeurs s’est démontrée très malléable, les gouvernements ont eu tendance à investir dans la science de la manipulation de l’opinion publique au lieu d’investir dans la recherche politique et de faire la promotion des résultats et des politiques qu’elles suggèrent. La manipulation de l’opinion publique est maintenant faite avec des outils très sophistiqués, mais ces outils sont seulement disponibles à ceux qui ont les moyens suffisants.

Une véritable démocratie est une bataille constante entre des intérêts rivaux et souvent contradictoires. Dans cette optique, l’égalité doit être beaucoup plus qu’un objectif économique. L’égalité est une nécessité politique pour que notre démocratie soit efficace. Sans un effort concerté et une vigilance constante, les valeurs démocratiques ne peuvent pas survivre à l’inégalité des pouvoirs et des influences.

L’inégalité des revenus est presque toujours reflétée dans l’inégalité politique. L’augmentation croissante de l’inégalité économique comme celle vécue au Canada au cours des trois dernières décennies a été accompagnée d’une augmentation de l’inégalité politique et d’une désaffectation croissante de la population aux processus politiques, particulièrement auprès des générations plus jeunes. Aujourd’hui, peu de Canadiens ont espoir de rivaliser avec le pouvoir politique exercé par les grandes sociétés, les grands médias qui publient et véhiculent leurs perspectives, ou leurs lobbyistes qui ont un accès privilégié aux coulisses entre les élections.

Les Canadiens âgés de 45 ans et moins sont peu susceptibles d’avoir une expérience politique adulte autre que celle de l’environnement néoconservateur actuel. Cet environnement privilégie les dichotomies simplistes. Il oppose les citoyens à leurs gouvernements. Il oppose les intérêts publics aux intérêts privés. Il considère les investissements publics comme étant moins rentables que les investissements privés. L’ensemble des constats importants que nous avons faits après plus de cinquante ans d’expérimentation avec les finances publiques et la mise en place de programmes sociaux majeurs au milieu du 20e siècle, la réalisation que de bonnes politiques sociales sont de bonnes politiques économiques, semblent avoir besoin d’être redécouvert.

Et pour rendre cette redécouverte encore plus difficile, le Canada a été sujet à plus de 30 ans de propos conservateurs (une sagesse conservatrice traditionnelle, pour utiliser plus largement l’expression de Galbraith). Ces propos ont dominé le marché des idées et défini les options politiques acceptables afin d’en éliminer plusieurs provenant de données probantes. Ils ont également induit en erreur les électeurs, les amenant à croire que le statu quo était presque inévitable, peu importe ce qu’ils pouvaient souhaiter de leur gouvernement.

Le discours conservateur prédominant, si naïvement répété par les journalistes et par une grande partie de « l’establishment » universitaire, dévalorise le bien public comparativement au bien privé. Il traite les prix payés pour les biens publics (taxes), comme la santé, différemment que les prix que nous payons pour les biens privés. Il emploie une rhétorique de non-viabilité et de couts trop élevés alors que les données prouvent le contraire. Il nie l’applicabilité du modèle d’assurance aux biens publics comme l’assurance-emploi, les pensions, la santé, et une éducation de qualité de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Il fait des comparaisons faciles et inappropriées entre les exercices budgétaires publics et privés. Et la liste continue. Et cette liste qui ignore les données et l’expérience de l’expérience même de notre pays.

Nous acceptons ces affirmations néoconservatrices à notre propre péril en tant que société et pays en évolution. Les éléments qui nous définissent en tant que Canadiens sont les engagements que nous prenons l’un envers l’autre en tant que citoyens, incluant des droits convenus et un minimum de bien-être garanti (qui inclut des services publics essentiels), peu importe où nos carrières nous amènent, ou peu importe où nous choisissons de vivre au pays.

La seule institution pouvant être garante de ce minimum de bien-être est le gouvernement fédéral. Aucune rhétorique de clocher concernant les responsabilités et les champs de compétence des provinces ne peut absoudre le gouvernement fédéral de sa responsabilité de parler au nom de tous les Canadiens. La détérioration au cours des trente dernières années des programmes sociaux pancanadiens qui partage les risques et les responsabilités sur l’ensemble des Canadiens est un bilan de l’échec de leadership et d’engagement du gouvernement fédéral. Cet échec est le résultat direct du niveau d’inégalité économique et politique prédominant au Canada, une inégalité qui dépossède la majorité des Canadiens de l’influence proportionnelle qu’elle devrait avoir.

L’absence de données probantes à propos de l’inégalité n’est pas le problème. C’est plutôt la promotion intentionnelle d’un monde qui génère l’inégalité. À la lumière de ce constat, la lutte pour surmonter l’inégalité va nécessiter une action plus élaborée que la simple communication des données prouvant qu’il y a une inégalité au pays ainsi que les couts économiques et sociaux qu’elle engendre à un public réceptif. Nous devons plutôt mener une lutte culturelle afin de surmonter un discours dominant qui favorise l’inégalité et qui écarte toute considération de politiques viables favorisant la majorité.

Le mensonge de « l’abordabilité »

C’est une preuve du triomphe du discours conservateur dominant que la plupart de nos chroniqueurs et universitaires acceptent l’idée que nous ne sommes plus en mesure de nous permettre des programmes pancanadiens essentiels comme un système de santé moderne, un programme d’assurance-emploi qui est véritablement représentatif de son nom, une éducation préscolaire entièrement publique et des pensions publiques adéquates. Il en va de même lorsque vient le temps de s’attaquer à des problèmes sociaux importants comme l’analphabétisme, l’exclusion sociale et économique des peuples autochtones et des personnes handicapées. Le discours conservateur considère l’égalité comme étant tout simplement inabordable.

Mais qu’en est-il réellement? Notre pays est en fait en excellente position économique pour offrir une meilleure équité. Les données de Statistique Canada démontrent qu’aujourd’hui, le revenu réel par personne est 50 % plus élevé qu’en 1980, plus au moins au moment où les réductions de dépenses ont été entamées. Le revenu réel par personne est deux fois plus élevé qu’au moment où nous avons commencé à mettre en œuvre la plupart des programmes que le discours néoconservateur nous dit ne sont plus abordables.

Le premier facteur sur lequel les chroniqueurs sans esprit critiquent et les penseurs conservateurs ferment les yeux, et qu’ils font consciemment considérant les données, est notre incapacité à redistribuer les avantages de la croissance phénoménale de notre économie au cours des trois dernières décennies afin que l’ensemble des Canadiens puisse profiter du fruit de leur travail.

Est-il surprenant que la plupart des Canadiens, ceux qui n’ont pas entièrement expérimenté cette prospérité, n’aient aucune idée de la richesse de notre pays, et qu’ils soient même fatalistes à l’idée d’améliorer leur sort, ou même améliorer la qualité de nos programmes sociaux? Sur ce terreau fertile, le discours conservateur dominant prend racine, et le message que nous ne pouvons pas nous permettre de maintenir les services que nous tenions pour acquis semble parfaitement crédible.

Réduire l’inégalité est un défi culturel 

Où en sommes-nous après ces constats? À la reconnaissance que s’attaquer à l’inégalité au Canada ne se limite pas simplement à exposer cette réalité à l’aide de données qui démontrent combien il en coute à notre économie et notre démocratie. 

Nous devons vaincre le discours dominant qui suggère que nous ne sommes pas en mesure de nous attaquer à l’inégalité, et qu’il est impossible d’envisager des solutions où les Canadiens se rassembleraient pour partager notre richesse collective de façon plus équitable. Ceci est un défi culturel qui requiert le démantèlement un par un des mythes dominants dans nos collectivités, nos institutions universitaires et nos médias. Et ceci ne se produira pas du jour au lendemain. Avoir les données probantes en main nous aidera, mais le travail énorme sera de convaincre nos voisins que nous avons été victimes de désinformation et que les leçons de notre histoire ont été enterrées.

Peter Puxley est ancien directeur des politiques et de la recherche au bureau de Jack Layton, chef du NPD.