Frank Cunningham: Réflexions inspirées par le rapport Vers un Canada plus juste

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Le rapport Vers un Canada plus juste résume bien trois débats récents sur l’égalité : 1) la question de savoir pourquoi les gens devraient appuyer des politiques égalitaires ou, formule que je préfère, pourquoi devraient-ils lutter contre la progression des inégalités et essayer de l’enrayer; 2) des exemples de la nature et de l’étendue des inégalités; et 3) des recommandations relatives à des politiques publiques favorables à l’égalité. Je répondrai à la demande d’Ed Broadbent de recevoir des réactions à ce rapport en rappelant une question posée par le théoricien démocrate américain Ian Shapiro : pourquoi les pauvres ne font-ils pas payer les riches? (Daedalus, 2002, no 1).

Shapiro répond lui-même à sa question. a) Les pauvres croient qu’ils peuvent améliorer leur sort par leurs propres moyens et s’ils échouent, c’est leur faute ou le résultat de la malchance dans le marché (qui est au moins équitable, car tout le monde peut y participer). b) Ils comparent leur situation économique à ce qu’elle a déjà été ou à celle de gens encore plus défavorisés, au lieu de celle des nantis. c) Lutter contre d’autres inégalités, par exemple pour le respect, sans égard au sexe ou à l’origine raciale, est plus important pour les pauvres que combattre les inégalités économiques. d) Les habitudes de vie des nantis sont tellement différentes de celles des pauvres que ces derniers ne peuvent s’imaginer y avoir accès. e) Enfin [contrairement à d)], les pauvres ne comprennent pas toute la profondeur du gouffre qui les sépare des gens riches.

Ces réponses peuvent peut-être nous éclairer, mais je crois qu’elles reflètent davantage des réalités de la société américaine que les nôtres. De plus, la dernière réponse, c’est-à-dire l’incapacité de comprendre l’étendue de l’inégalité, me semble être une condition préalable primordiale à la persistance de la plupart des autres attitudes mentionnées dans la liste de Shapiro. D’ailleurs, c’est précisément cet échec que le mouvement Occupy Wall Street et d’autres exemples récents d’écarts ridicules de la richesse ont réussi à inculquer dans l’esprit de la population. Shapiro se demande surtout pourquoi l’inégalité ne donne pas lieu à de grands mouvements collectifs de protestation. Bien que l’on estime indispensable de lancer et d’appuyer ces mouvements, cette réaction au rapport Vers un Canada plus égal se restreint au domaine de la politique électorale :

Comment les Canadiens qui prennent conscience des inégalités grandissantes peuvent-ils continuer de voter et participer au processus électoral de manière à réduire les inégalités de façon marquée?

Je ne prétends pas avoir une réponse complète et définitive à cette question. Il sera peut-être utile, cependant, d’en dégager quelques éléments et de définir quelques hypothèses. Il est utile aussi, à cet égard, de distinguer trois groupes.

Le premier groupe est formé des gens qui comprennent toute l’étendue des inégalités, qui s’en indignent pour toutes les raisons indiquées dans le rapport et qui sont prêts à agir pour les combattre. Il s’agit des militants du mouvement Occupy Wall Street et d’autres groupes antérieurs aux occupations, comme les mouvements de contestation lors de la réunion du G 20. La principale difficulté propre à ce groupe consiste à trouver la façon de faire participer des personnes au processus électoral, ce qui les oblige alors à résoudre un doute, pas tout à fait injustifié, à l’égard de la politique partisane et du parlementarisme, et oblige aussi le seul grand parti politique qui appuie l’égalitarisme dans ses relations avec les mouvements sociaux à faire un auto-examen.

Le deuxième groupe comprend les gens qui sont conscients des inégalités croissantes et persistantes (comment pourraient-ils faire autrement?) et qui les trouvent injustifiées, mais qui font néanmoins preuve de cynisme et rejettent l’action politique, même le seul fait de voter. La difficulté en l’occurrence consiste à mettre fin au cynisme à l’égard du processus électoral. Des chefs politiques nationaux de gauche, de Tommy Douglas à Jack Layton, ont réussi à susciter un certain enthousiasme qui pouvait mettre en échec le cynisme politique et l’apathie. Peut-être vaudrait-il la peine d’approfondir l’étude de ces réussites et se demander si elles n’étaient qu’une question de personnalité ou si d’autres facteurs (mode de communication, contenu des messages, caractéristiques de leur époque) ont pu intervenir?

J’aimerais m’attarder à un troisième groupe : les gens qui comprennent l’ampleur des inégalités, qui sont prêts à accepter, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’il faudrait les éliminer et qui participent au processus électoral, sans appuyer des candidats ou des politiques favorables à l’égalité. Ce groupe n’est pas formé de gens riches intéressés à perpétuer les inégalités, de gens déraisonnables ou de gens qui votent manifestement par fausse conscience. Ce groupe comprend quatre catégories de personnes.

1. La richesse aura peut-être des retombées, un jour. L’entêtement de gens de la droite à répéter la théorie des retombées semble indiquer que celle-ci peut séduire certains électeurs. Mis à part l’irréductible idéologue de droite (qui ne fait pas l’objet de mon intervention) et les électeurs nantis qui invoquent cette théorie pour justifier leur richesse excessive, ces personnes n’attendent à peu près rien de la part du gouvernement, qu’elles soient de droite, de gauche ou centristes, et elles considèrent leur vote comme un pari risqué. On ne cessera jamais de donner des exemples de l’incapacité des économies fiscales consenties aux nantis à créer des emplois. Toutefois, pour attirer ces électeurs, il faudrait peut-être aussi élaborer des recommandations relatives à des politiques progressistes, qui constitueraient des paris plus sûrs.

Les projets de travaux publics, par exemple, créent directement des emplois, permettent d’injecter de l’argent dans l’économie et, contrairement à ce que font les riches avec les avantages fiscaux, ils font toujours l’objet d’examens détaillés et d’un encadrement par les pouvoirs publics. La principale difficulté pour que ce pari devienne intéressant tient au fait qu’il faut donner l’assurance qu’il y aura effectivement un examen détaillé et un encadrement et que les travaux ne seront pas entachés par des dépassements de coûts spectaculaires, des ententes discrètes et d’autres écueils semblables (d’autant plus que ces pratiques ne sont pas étrangères aux grands projets publics). Il serait particulièrement utile, à cet égard, de pouvoir donner quelques exemples de réussites.

2. Un tiens vaut mieux… Cet électeur réfléchit de la même façon qu’un parieur. Il ne fait guère confiance aux partis politiques ou au gouvernement et il est prêt à adhérer à tout ce qui semble apporter les avantages les plus sûrs, même si cela semble moins attrayant, en général, que des projets moins sûrs. Les politiciens conservateurs n’hésitent pas à oublier des promesses électorales, mais ils en tiennent très souvent une en particulier : réduire les impôts. Ils souhaitent au moins tirer profit de cet avantage. Une réaction possible consiste à accompagner les annonces de politiques progressistes, comme les quatre politiques mentionnées dans la section 5 du rapport Vers un Canada plus égal, d’explications crédibles sur leur mise en œuvre. De même, ils peuvent toujours offrir quelque chose. On peut mentionner à ce propos, par exemple, les garderies subventionnées du Québec ou le régime public d’assurance-automobile proposé par le NPD ontarien, et malheureusement mis au rancart.

3. Voici ce que je peux réussir, ou au moins mes enfants, avec un peu de chance (et beaucoup de travail). Voilà qui décrit bien l’attitude des gens qui croient qu’ils pourront réussir (ou, grâce à eux, leurs enfants) à accéder, peut-être pas au cercle des richissimes, mais au moins à classe moyenne aisée, et espérer ne plus subir le fardeau des impôts et des règlements. Pendant qu’ils dénoncent l’affaiblissement de la classe moyenne, beaucoup de gens de la gauche misent sur le désir d’accéder à cette classe sociale ou d’y revenir, ou encore de préserver leur appartenance précaire. Quel que soit son attrait pour le grand nombre de travailleurs qui, aux dires des sociologues, aiment croire qu’ils font partie de la classe moyenne, ce message peut produire l’effet contraire, encourager l’attitude actuellement à l’étude et saboter les efforts déployés pour expliquer aux travailleurs les causes structurelles, fondées sur les classes sociales, de la persistance de l’inégalité et les obstacles au maintien ou à l’amélioration de leur qualité de vie et de travail.

Certes, il faut éviter le discours révolutionnaire démodé. Il me semble, cependant, que l’on ne perd rien à éviter également d’emprunter la langue de la classe moyenne supérieure. Ainsi, à la section 5b du rapport Vers un Canada plus juste, il est inutile de parler de la nécessité des modifications à la gouvernance d’entreprise et à la réglementation en affirmant d’entrée de jeu que « reconstruire la classe moyenne suppose aussi… » La phrase dans laquelle on peut lire « en favorisant une économie plus stable et l’augmentation du nombre d’emplois bien rémunérés pour la classe moyenne » aurait pu simplement faire état de « bons emplois dans toutes les catégories d’emploi » sans atténuer la puissance ou le sens du message.

4. Un lourd bagage. Cette catégorie d’électeurs réagit au fait que les programmes électoraux des partis sont ainsi conçus que même si l’on est attiré par presque tous leurs éléments, il suffit d’être en profond désaccord avec un seul élément pour que l’on vote contre le parti. C’est ce qu’ont fait, depuis quelques décennies, des électeurs animés par de profondes convictions morales, souvent religieuses, sur des enjeux tels l’avortement ou le mariage entre personnes du même sexe. Affaiblir un programme en supprimant des éléments qui peuvent offusquer ces électeurs ne fait souvent qu’aliéner des partisans autrement fidèles qui remettent en question la sincérité du parti auxquels ils étaient attachés.

Plus grande est l’aversion à un enjeu, moins il sera possible (selon l’enjeu) d’intéresser cette catégorie de personnes. Toutefois, il faut souligner que, contrairement aux autres catégories étudiées, ces électeurs sont à tout le moins motivés par des critères de moralité. Cela semble indiquer que, sans jouer le rôle d’un prédicateur, les facteurs de réalpolitik d’une campagne axée sur l’égalité pourraient être enrichis par des incitations davantage axées sur la morale, par exemple l’immoralité de la cupidité et les épreuves terribles et imméritées causées par des politiques économiques conservatrices. Peut-être certaines incitations attireront-elles des électeurs plus motivés par leur sens moral et certains d’entre eux pourront-ils pousser la réflexion jusqu’à se rendre compte que, d’un point de vue moral, les choix sont complexes et, en conséquence, résister à la tendance à voter aveuglément en fonction d’un seul enjeu?

D’autres catégories d’électeurs mériteraient aussi un peu plus d’attention, par exemple l’électeur stratégique, qui s’intéresse à des problèmes d’un autre ordre que ceux que vous venons de traiter. Nous pourrions aussi approfondir l’analyse des problèmes qui ont été présentés. De plus, je ne veux pas que mes observations contrecarrent les objectifs visés par la diffusion du rapport Vers un Canada plus égal, car je suis fermement convaincu que l’égalité devrait être la pierre d’assise des politiques progressistes actuelles. De même, les recommandations particulières faites dans la présente intervention doivent s’interpréter seulement comme des suggestions présentées à titre d’exemples. Mon intervention vise avant tout à faire valoir que critiquer l’inégalité ou promouvoir l’égalitarisme doit s’inscrire dans une recherche globale de réponses aux questions inéluctables des modalités de mise en œuvre.

Frank Cunningham est professeur émérite de philosophie à l'Université de Toronto.