Andrew Jackson: La répartition de la richesse : incidences sur la justification de l’inégalité économique par les néolibéraux

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Selon l’économiste, théoricien politique et Prix Nobel Amartya Sen (1992), chaque théorie normative sur l’organisation sociale qui n’a su résister à l’épreuve du temps semble exiger une égalité quelconque qui en devient un élément clé. Même des néolibéraux radicaux comme Robert Nozick, qui rejettent l’objectif de la justice distributive et favorisent l’entière liberté des marchés et un rôle minime de la part des gouvernements démocratiques, exigent l’égalité des droits individuels de liberté de participation à une économie axée principalement sur la propriété privée et sur des marchés libres. Le capitalisme est affaire d’accès égal à la liberté des gens d’utiliser la main-d’œuvre et les capitaux comme bon leur semble, contrairement aux systèmes économiques antérieurs qui reposaient sur l’esclavage et l’asservissement.

S’appuyant sur la base normative de l’égalité d’accès au marché, les néolibéraux font valoir que l’inégalité économique est acceptable parce que les effets sur le marché, en ce qui concerne la répartition des revenus et de la richesse, sont fondamentalement justes, parce qu’ils reflètent les compétences et les efforts personnels, ainsi que la contribution d’une personne à la production de l’ensemble de l’économie. (À titre de sous-argument, une économie de marché axée sur la liberté d’entreprise est la meilleure façon de favoriser les gains de productivité et d’efficience, ainsi que l’accroissement des revenus et de la richesse. Si elle le désire, une société peut s’en servir pour venir en aide aux pauvres et pour financer des programmes, comme l’éducation publique et l’accès aux soins de santé, qui favorisent une plus grande équité des occasions.)

Le président de la réserve fédérale des États-Unis, Ben Bernanke, a fait valoir en 2007 que même s’il essaie d’assurer l’égalité des occasions économiques, l’État ne garantit pas l’égalité des résultats économiques, et ne devrait pas la garantir d’ailleurs. De fait, sans la possibilité de résultats inégaux découlant de différences dans les efforts et les compétences, il n’y aurait plus d’incitation économique à des comportements productifs, et l’économie de marché, qui encourage une activité productive au moyen principalement de la promesse de récompenses financières, serait beaucoup moins efficace. »

Thomas A. Garrett, économiste à la Federal Reserve Bank de Saint Louis, explicite cette opinion néolibérale traditionnelle sur l’inégalité économique d’une façon admirablement succincte. À son avis, il importe de comprendre que l’inégalité des revenus est un sous-produit d’une économie capitaliste efficace. Les revenus des particuliers sont directement liés à leur productivité. Les gens riches ne le sont pas parce qu’ils ont plus d’argent, mais bien parce qu’ils sont plus productifs. La différence des revenus vient de la différence des niveaux de productivité.

Il ajoute que la possibilité non entravée de créer de la valeur pour la société, comme le fait aussi que les revenus reflètent la valeur créée, stimule l’innovation et l’entrepreneuriat chez les gens. Il faudrait surveiller attentivement les politiques qui visent à affaiblir la répartition des revenus en les déplaçant, par simple souci ‘d’équité’, des gens plus productifs vers des gens moins productifs (Garrett, 2010).

Ces propositions clés exercent une influence considérable et découlent, d’une manière ou d’une autre, du premier chapitre de presque tous les manuels d’introduction à l’économie.

On peut trouver de nombreuses objections à l’argument selon lequel la répartition des récompenses par le marché reflète fidèlement l’apport des particuliers à la production. (Je ne parlerai pas ici de l’argument selon lequel l’inégalité est un élément indispensable de l’efficience économique, si ce n’est que pour préciser qu’il n’y a aucun lien constant entre le niveau d’inégalité et le niveau de performance économique dans les grands pays industrialisés, comme le Canada.)  

Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, affirme dans son ouvrage récent intitulé The Price of Inequality qu’une économie purement axée sur le marché et qui récompense les efforts et les compétences des gens n’existe pas vraiment. Bien que les économistes s’empressent d’associer la rémunération des gens à leur apport à l’économie globale, il est difficile, sinon impossible, cependant, de déterminer la contribution personnelle à la production de gens qui travaillent dans des organisations sociales de grande envergure et complexes et dans une économie hautement intégrée et interdépendante. Nous savons, par exemple, ce que gagne le Premier ministre Stephen Harper. Connaissons-nous pour autant sa contribution personnelle à l’économie canadienne?

Stiglitz ajoute que, contrairement à l’univers des marchés concurrentiels défini dans les manuels d’économie, de nombreux pans de l’économie réelle dans laquelle nous vivons et travaillons sont dominés par de grandes et puissantes entreprises qui étendent leur emprise sur les marchés grâce à leurs stratégies de concurrence, à un accès privilégié à l’information et à d’autres moyens. Elles multiplient les interventions auprès des gouvernements pour obtenir des règles et une réglementation qui restreignent la concurrence. Dans une économie vraiment concurrentielle, les profits seraient ramenés à des niveaux moyens peu élevés. Or, dans l’économie réelle, les entreprises réussissent à obtenir des rendements élevés ou supérieurs à la moyenne et partant, des profits excessifs qui peuvent servir à enrichir les hauts dirigeants et les actionnaires. Le secteur financier réussit également à tirer de très grands rendements d’activités qui n’apportent à peu près rien à l’efficacité globale de la production. Les chefs d’entreprise et autres initiés de la haute direction encaissent des revenus qui dépassent largement leur véritable contribution à la production de leur entreprise ou de l’ensemble de l’économie. En résumé, on trouve de nombreux exemples de personnes et d’entreprises qui obtiennent des rendements économiques démesurés du simple fait qu’elles détiennent un grand pouvoir sur le marché.

On pourrait aussi faire valoir qu’une économie capitaliste est marquée par la propriété largement privée des « moyens de production » et que la propriété des avoirs de production est fortement concentrée dans les mains d’un nombre relativement restreint de personnes. L’économie réelle n’est pas celle dans laquelle la grande majorité des gens travaillent pour leur propre compte, en tant que petits producteurs, mais plutôt celle dans laquelle les gens sont embauchés par de grandes entreprises, surtout dans le secteur privé. La répartition finale des revenus dans ce type d’économie reflète non pas seulement la répartition des traitements et des salaires (qui peuvent être ou non assez équitables, selon les efforts et les compétences des gens), mais aussi le rendement des capitaux, par opposition au rendement de la main-d’œuvre, de même que le niveau de concentration de la propriété des capitaux.

Dans une économie capitaliste, les gens sont tout à fait libres d’utiliser leurs capitaux comme ils le veulent. Toutefois, ils ne sont pas vraiment égaux, parce qu’ils ne disposent pas tous des mêmes capitaux. Or, la propriété du capital s’accompagne d’importants postulats sur les excédents économiques ou la valeur ajoutée produite par l’ensemble de l’économie. Le profit joue un rôle fonctionnel important dans l’économie de marché, à titre de signal d’investissement et de source de fonds pour remplacer des capitaux amortis et faire de nouveaux investissements. On ne peut guère prétendre, toutefois, que l’accroissement de la richesse et les profits reçus par des nantis sous formes de dividendes et de gains en capital soient une « rémunération » au même titre que les traitements et les salaires.

Prenons un exemple simple. Un bureau de service est un important employeur dans une collectivité. Les 200 employés reçoivent un salaire annuel moyen de 50 000 $, qui est généralement considéré équitable, compte tenu des compétences et des efforts. La masse salariale annuelle est donc de dix millions de dollars. La moitié des profits – deux millions de dollars par année – est réinvestie chaque année. Ce niveau est jugé nécessaire pour assurer la viabilité à long terme de l’entreprise, pour remplacer les capitaux amortis et pour faire les nouveaux investissements nécessaires. Le propriétaire a reçu l’entreprise en héritage de sa mère et habite aux Bermudes. Il ne joue aucun rôle actif dans la gestion de l’entreprise, qui est dirigée par un cadre supérieur. Il reçoit un dividende annuel d’un million de dollars. Est-il juste que le propriétaire reçoive de l’entreprise un rendement vingt fois plus élevé que celui de la moyenne des travailleurs? Serait-il injuste que les travailleurs se syndiquent et réclament une augmentation de salaire qui réduirait d’autant le dividende, tout en laissant un profit suffisant pour continuer de faire les investissements nécessaires?

Environ 10 % de l’ensemble des revenus des ménages canadiens viennent d’intérêts et de placements financiers, sans compter les revenus tirés d’entreprises non constituées et formés du revenu du capital et de leur travail. Cette proportion ne comprend pas les augmentations annuelles appréciables de la richesse des  ménages découlant de l’appréciation de la valeur des actions et des droits sur des actifs d’entreprise qui ne sont pas versés sous forme de revenu. La richesse, en particulier la richesse financière, assure une certaine sécurité et un revenu et peut servir à acheter des biens et services au-delà de ce que permet le simple revenu.

Il n’est pas nécessaire d’être marxiste pour voir que la concentration de la propriété privée dans une économie de marché comporte d’importants problèmes de répartition difficilement justifiables, d’un point de vue normatif. Les penseurs libéraux les connaissent depuis longtemps. Même Friedrich Hayek, le père spirituel du néolibéralisme contemporain, a écrit dans son ouvrage précurseur La route de la servitude que les chances ne sont pas égales dans un système de libre-entreprise parce que ce système repose nécessairement sur la propriété privée et (peut-être pas toujours de façon aussi impérieuse) sur la transmission par héritage, avec les différences qui en découlent dans les occasions offertes. De même, John Stuart Mill a déjà affirmé, dans le Livre II de ses Principes d’économie politique, qu’il faudrait imposer un important impôt successoral progressif pour éviter la trop grande concentration de biens entre quelques mains et pour prévenir la transmission d’avantages économiques par héritage.

L’élément central de cette affirmation est que l’on peut difficilement prétendre que la répartition des ressources par une « économie de libre-entreprise ou de libre-marché » est juste si la propriété du capital est fortement concentrée dans quelques mains. C’est le cas, entre autres, si de grandes concentrations de richesses sont acquises par héritage, et non par l’accumulation de revenus. Or, c’est ce que l’on peut constater au Canada de nos jours.

La richesse est la somme des avoirs après déduction des dettes. Les principales catégories d’avoirs indiquées dans les enquêtes sont constituées d’habitations, d’avoirs de retraite et d’avoirs financiers tels que des actions, des obligations et des fonds communs de placement détenus à l’extérieur de régimes de retraite. En 2005, la plus récente année pour laquelle nous disposons de données, 41,5 % de tous les avoirs des ménages comprenaient des avoirs financiers détenus principalement dans des régimes de retraite et des placements dans des régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER).

La concentration de la propriété de la richesse nette (avoirs moins les dettes) dépasse de beaucoup la répartition très inégale des revenus et, à l’exemple des revenus, elle continue de s’accroître. Des données récentes nous apprennent que la tranche supérieure de 10 % des ménages, c’est-à-dire ceux dont l’avoir net moyen est de 1,2 million de dollars, possédait 58,2 % de toute la richesse nette en 2005, contre 55,7 % en 1999 et 51,8 % en 2004. Entre-temps, la moitié inférieure des familles possédait seulement 3,2 % (je dis bien 3,2 %) de l’ensemble des richesses en 2005. Bien que les ménages tendent à accumuler une plus grande richesse nette au fil des ans, la plupart n’en accumulent presque pas. La médiane des ménages canadiens (c’est-à-dire que la moitié des ménages ont plus, et l’autre moitié, moins) a accumulé des avoirs nets d’un peu plus de 200 000 $ avant la retraite.

Les statistiques officielles sous-estiment la concentration réelle de la richesse, en particulier la richesse financière, parce qu’elles reposent principalement sur des échantillons de sondage. Bien que Statistique Canada fasse des efforts pour faire un suréchantillonnage dans les quartiers huppés, les enquêtes ne peuvent vraisemblablement pas englober les gens extrêmement riches, peu nombreux, qui ont accumulé des richesses colossales. Lars Osberg a estimé (en 2008), à partir d’études antérieures, que le groupe de 1 % des gens les plus riches possède actuellement un cinquième de toute la richesse nette.

Selon des données préliminaires sur les déclarations de revenu de 2010, les personnes dont le revenu dépasse 250 000 $ – seulement 186 520 personnes, ou 0,75 % de tous les déclarants – ont déclaré 10,1 % de tous les revenus imposables. (Ce pourcentage sous-estime leur part des revenus, étant donné que seulement la moitié des gains en capital est comptée dans le revenu imposable.) Le revenu imposable tiré de placements se concentrait principalement dans ce groupe et représentait déjà la moitié (49,8 %) de tous les gains en capital imposables, un tiers (35,6 %) de l’ensemble des revenus de dividendes et un cinquième (17,5 %) des revenus d’intérêt et de placements (Agence du revenu du Canada, 2012). (Ces données ne rendent pas compte de l’ensemble des revenus tirés de gains en capital et de dividendes, car une partie de ce revenu est à l’abri de l’impôt quand il est acquis dans des régimes de retraite et des REER.)

Les mêmes données nous apprennent qu’environ un tiers des revenus imposables du groupe de 0,7 % des personnes ayant des revenus de plus de 250 000 $ vient de placements – 15,8 % sous forme de gains en capital, 12,2 % en dividendes et 2,5 % de revenus d’intérêt. (Pour les fins de ces calculs, les revenus déclarés tirés de gains en capital et de dividendes ont été rajustés de manière à indiquer les montants réels, et non pas les montants imposables. Les gains en capital et les dividendes sont beaucoup moins lourdement imposés que les traitements et les salaires. De fait, seulement la moitié des gains en capital déclarés sont assujettis à l’impôt.)

Les personnes au sommet de l’échelle de la répartition de la richesse ont d’immenses fortunes. Selon le classement annuel établi par la revue Forbes en 2012, le Canada comptait 25 familles ou personnes dont les avoirs dépassent un milliard de dollars. Les cinq principales sont la famille Thomson (17,5 milliards de dollars), la famille Galen Weston (7,7 milliards), la famille Irving (5 milliards), Jim Pattison et Paul Desmarais (4,3 milliards chacun) et Ted Rogers (1,7 milliard). De telles fortunes ont manifestement été accumulées, souvent, pendant plusieurs générations.

Selon Statistique Canada, les héritages jouent un rôle au moins modeste dans l’accumulation de la richesse. En effet, 36 % des familles comprises dans le quintile supérieur, selon la richesse nette, ont reçu des héritages d’une valeur moyenne de 136 600 $, soit beaucoup plus que chez les 10 % de familles du quintile inférieur, qui ont reçu des héritages d’une valeur moyenne de 13 200 $.

Pour conclure, la richesse, en particulier la richesse financière, est fortement concentrée au Canada et apporte une importante source de revenus et de mieux-être économique aux gens riches qui ne l’acquièrent pas sous forme de traitements et de salaires. L’inégalité de la richesse financière renforce à tout le moins l’inégalité des revenus, et de très grandes fortunes peuvent être léguées aux générations suivantes. Cette situation peut difficilement se justifier par les motifs d’ordre normatif employés par les néolibéraux pour expliquer l’inégalité économique, à savoir que les récompenses personnelles reflètent les contributions des particuliers à la production. Il n’est donc pas « injuste » de se pencher sur l’imposition des successions ou des grandes fortunes ou de réfléchir à d’autres moyens de réduire les grandes concentrations de richesses privées.

Andrew Jackson est Conseiller politique principal à l'Institut Broadbent, et le professeur invité de la justice sociale Packer à l'Université York.